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Liberté, foulées, fraternité

«Le Dalaï-Lama est à bord!»

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Le départ. L’heure des doutes. Et si mon téléphone tombait en panne? Pour économiser du poids je n’ai pas pris de carte papier (sauf pour la région du Rupshu, la plus isolée de mon parcours)...
(abdallahh / Flickr)
par François Suchel
publié le 1er septembre 2017 à 9h42
(mis à jour le 1er septembre 2017 à 9h49)

Après Canton-Paris à vélo, François Suchel, pilote de ligne et écrivain voyageur, s’est lancé un nouveau défi: relier Dharamsala en Inde, siège du gouvernement tibétain en exil, au monastère de Kumbum, à Qinghai en Chine, où est né Tsong-Kaba, le fondateur du bouddhisme tibétain. Il raconte en direct pour Libévoyages son périple qui débute. Seconde chronique.

L’avion, pays des rêves

Le départ. L’heure des doutes. Et si mon téléphone tombait en panne? Pour économiser du poids je n’ai pas pris de carte papier (sauf pour la région du Rupshu, la plus isolée de mon parcours). Bizarrement je n’ai envisagé ce risque, qui n’est pas négligeable, que pour le Rupshu. Quand il s’agit de rêver, le cerveau nous autorise tout, mais dans la réalité… à jouer le jeu du «tout en un», je m’aperçois soudain, assis sur mon siège dans le grand hall du terminal E de l’aéroport de Roissy CDG, que pour ma sécurité je m’en remets au service qualité de la firme à la pomme ou à la dextérité d’un ouvrier chinois qui a assemblé mon téléphone. J’ai traversé la Chine à vélo, ses chantiers, sa crasse, ses malfaçons. Est-ce bien raisonnable? Voilà donc une part d’inconnu. Ou une absence dans ma préparation pourtant rigoureuse. Après tout Sven Hedin non plus n’avait pas de carte lorsqu’il explorait le Tibet. Et pour cause, c’est lui qui les a tracés. Mais le grand blanc, soudain, au sommet d’un col balayé par le vent ne m’inspire guère. Penser à autre chose… Et faire confiance à Steve Jobs.

Tiens, voici un message de mon ami Fifi, avec un lien vers le site de France TV Info: «En Inde, au Népal et au Bangladesh, une mousson historique fait plus de 1000 morts.» Les amis sont sympas. Ils vous «accompagnent». La fédération internationale des sociétés de La Croix Rouge dit qu'il s'agit des plus graves inondations en Asie du Sud depuis plusieurs décennies.

Quel est mon karma? Est-ce que ces inondations touchent les régions que je m’apprête à traverser? Si ce n’est pas le cas, je me sentirai soulagé. Puis je m’en veux immédiatement de cette humaine, mais vilaine pensée.

En naviguant sur la toile, je découvre que Mumbai a été gravement touchée. J’y étais la semaine dernière, comme si de rien n’était. Sur les réseaux sociaux, on trouve des vidéos ahurissantes de cascades dégringolant des escaliers entre deux immeubles. Les écoulements sont bouchés par les innombrables déchets en plastique qui rendent la ville très vulnérable aux intempéries. 18000 écoles ont été détruites, et parmi les 1,8 million d’écoliers concernés, une grande partie ne retournera probablement jamais en classe. Dans ces crises humanitaires, l’éducation passe au second plan. Priorité aux infrastructures, à l’habitat tandis que se déversent sur les routes des armées de mendiants. Je scrute l’écran de mon téléphone portable pour savoir où ont eu lieu les inondations au Népal. Mon émotion grandit à la lecture des innombrables dégâts, des morts, des familles déchirées, déplacées, sans abris. Je finis par lever la tête et vois passer deux moines bouddhistes. L’un d’eux boite légèrement. Il porte un petit sac de tissu jaune pour tout bagage. Tiens, on dirait le Dalaï-Lama… Puis je retourne à ma navigation sur Internet.

15 minutes plus tard, je prends moi-même place dans l'avion. L'équipage, charmant, m'accueille avec bienveillance. La chef de cabine m'installe confortablement en classe Affaire. Elle est déjà informée de mon projet de voyage et semble ravie de participer à l'aventure à sa manière, en m'emmenant jusqu'à Delhi. Le voyage s'annonce paisible et confortable. Peu avant la fermeture des portes, elle s'avance à nouveau vers moi, tout sourire: «le Dalaï-Lama est à bord!»

Je pleure. Je n’en reviens pas. Comment ne pas y voir un incroyable signal envoyé par ma bonne étoile? Il était censé donner des conférences à Dharamsala du 29 août au 1er septembre. J’avais adressé un message à son secrétariat qui m’avait répondu très cordialement que compte tenu de son âge (82 ans) et de ses nombreux engagements, il ne pouvait répondre favorablement à ma demande d’audience. Évidemment, cela me semblait naturel. Et il est là, assis à quelques mètres de moi! Ce même personnage totalement inaccessible aux étrangers dans son palais du Potala lorsque Heinrich Harrer le rencontrait en 1946. Cette figure que des millions de Tibétains vénèrent, plus qu’un maître spirituel, une sainteté qui a embarqué sans façon, sans protocole et est allé s’asseoir avec son assistant en classe économique. Je m’apprête à le rencontrer, le voyage à me prodiguer sa première leçon.

Nous avons déjeuné, il est là, assis à côté de moi. Scène surréaliste. Je lui explique mes intentions. Il répond «yes, yes…» dans un large sourire. Je ne suis pas sûr qu'il comprenne tout, il n'entend pas très bien. Il semble en même temps proche et au-delà de tout cela. Deux passagères indiennes nous rejoignent et se font bénir. Il a froid. Je le recouvre de la petite couette prévue pour les clients Affaires, le steward incline le dossier de son siège, il s'endort comme un nouveau-né. Ce vol n'est pas réel, je ne sais pas où je suis, entre ciel et terre, mais certainement pas dans un avion en partance pour Delhi. Le 14ème Dalaï-Lama dort à mes côtés.

Je m'endors à mon tour pour une courte sieste. Frustré de n'avoir pu lui faire comprendre mon projet de drapeaux à messages, qui consiste à recueillir tout au long de mon parcours des messages de fraternité sur de petits drapeaux reliés par un fil, à l'instar des drapeaux à prières tibétains, je me rapproche du groupe de moines avec lesquels il voyage. Serait-il possible de revoir sa sainteté à Dharamsala? Je débute un long voyage à pied vers Katmandou dès dimanche… «Il doit y avoir méprise… Nous sommes du Sikkim. C'est notre gourou, mais ce n'est pas le Dalaï-Lama.»

J’étais bien au pays des rêves. Un début idéal pour mon aventure. Mais un indice aurait dû me mettre sur la voie. Lorsque j’ai donné mon téléphone portable à la chef de cabine pour filmer la scène de ma bénédiction, je l’avais laissé par inadvertance en mode accéléré. Le résultat est comique, comme un tendre pied de nez à notre crédulité.

En compagnie du... lama Namgyal Tsultrim.  Namaste à tous!