«J’y vais», lance Jean en quittant son bureau, comme s’il se rendait à un simple rendez-vous d’affaires…
Il traverse la rue pour rejoindre la Traction noire ornée du macaron tricolore de la préfecture. Elle est encadrée par deux gendarmes chevauchant des motocyclettes aux pneus lisses. Les restrictions touchent tout le monde, se dit Jean. Un homme élégant s’extrait de la banquette arrière pour accueillir l’huissier.
— Maître Lippmann. Je suis heureux de vous revoir, en dépit des circonstances…
Michel Junot, malgré son front haut à peine dégarni, ses fines lunettes et son costume sombre, ne peut masquer son jeune âge. Même pas trente ans et déjà directeur de cabinet avec rang de sous-préfet !
— Bonjour, monsieur le sous-préfet…
— Tsss… Pas de ça entre nous. Appelez-moi Michel…
Sa politesse onctueuse est naturelle, nullement affectée. Il lui serre chaleureusement la main. Quelques badauds observent la scène avec un regard hostile. Les «puissants», assimilés aux collabos et aux profiteurs, ne sont guère estimés ! Le petit cortège démarre et rejoint bientôt la Promenade.
— Maître, comme je vous l’ai dit au téléphone, nous rejoignons le quartier général allemand pour négocier le retour de Menton dans la communauté nationale. Votre présence est précieuse, à la fois comme traducteur et connaisseur de la mentalité allemande.
— Merci pour le compliment. Mais pourquoi les Allemands nous feraient-ils ce cadeau ?
Jean va poursuivre, mais il jette un coup d’œil inquiet au rétroviseur où se reflète le visage du chauffeur, attentif à leur conversation.
— N’ayez crainte, il est des nôtres, fait Junot qui poursuit : Maurice, vous prendrez la Grande Corniche, le bord de mer est bloqué par les convois allemands et italiens.
— Nous aurions pu prendre le train, suggère Jean.
— L’accès à la gare est bloqué. Seuls les trains militaires circulent aujourd’hui…
La ville, en ce début d’après-midi, est encore engourdie, ne sachant pas encore si elle doit se réjouir de la défaite des Italiens ou se lamenter de l’arrivée des Allemands. Hormis quelques rares passants et patrouilles allemandes, les rues sont désertes, jonchées de débris. Face à la Jetée-Promenade, les chaises, hier occupées par les vacanciers, les réfugiés, les officiers italiens et leurs petites amies, sont renversées, inutiles. Près du monument aux morts du bord de mer, quatre alpini ramassent des poubelles sous la garde de territoriaux allemands. «Ordnung muss sein… ». L’ordre doit régner, se répète Jean. Plus loin, sur le port, un camion embarque un groupe de marins italiens, tout de blanc vêtus.
Passée le col de Quatre Chemins, la voiture, toujours précédée de ses deux motocyclistes, traverse une épaisse forêt de chênes verts et de pins d’Alep qui masque la côte. Jean se tait… et essaie encore de se persuader qu’il a pris la bonne décision. Mais lassé de ressasser les mêmes arguments, il s’en tire avec une pirouette : cela ne peut pas être pire que l’horreur de Verdun ! Pour aussitôt se dire qu’à Verdun il n’était pas encore père de quatre enfants…
En arrivant à La Turbie, la voiture ralentit devant le Trophée des Alpes qui célèbre la domination de l’empereur Auguste sur les tribus alpines.
— C’est là que les fascistes italiens commémoraient leurs victoires, en faisant défiler leurs Balillas, les jeunesses fascistes, fait Junot ironique.
— Sic transit gloria mundi, ajoute Jean qui poursuit : Ne me répondez pas, Michel, si la réponse vous gêne. Mais, à votre avis, que les Allemands vont-ils faire maintenant avec les Juifs de Nice ?
— Je n’en sais pas plus que vous. Je crains que les rafles contre les réfugiés étrangers reprennent.
— Les étrangers, pas les Français ?
— Je l’ignore. D’après ce que l’on sait, seuls les étrangers sont concernés. Peut-être aussi quelques Juifs français comme des communistes ou des gaullistes. Comment savoir ?… Les Allemands ne nous disent pas tout.
Il marque un arrêt, comme s’il cherchait les mots justes, pour ne pas froisser son interlocuteur, puis continue :
—Les raflés sont regroupés en région parisienne, à Drancy près du Bourget. On dit qu’ensuite ils sont envoyés dans des camps de travail et des mines de sel en Allemagne ou en Pologne.
— Dans des camps de travail ?
— C’est ce que les Allemands racontent à Vichy. Mais personne n’est allé vérifier…
— Mais la Croix Rouge ?
— Elle se contente de visiter les camps de prisonniers. Les camps de déportés raciaux ne sont pas du ressort de la Convention de Genève.
Résister, Vie et mort d’un maquis de montagne,
de Gérard Guerrier. 25 euros. Guérin, éditions Paulsen.