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Critique

Rémi Bordes, l’Himalaya au cœur

Une saison à la montagnedossier
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Dans «le Chemin des humbles», l’ethnologue enquête sur les coutumes et les habitants des vallées reculées du Népal.
(::ErWin / Flickr)
publié le 3 janvier 2018 à 17h36

Qui n'a jamais mis les pieds au Népal aura grand intérêt à se plonger dans le Chemin des humbles, un ouvrage ethnographique de Rémi Bordes, qui s'est immergé dans ces terres du piémont, partageant le quotidien fruste d'un peuple. «Je suis entré une première fois au Népal presque par hasard, ne sachant tout à fait ce que j'allais y chercher. Cela tombait bien, car on y trouve à peu près tout.»

C'est ce «tout» que le chercheur - littéralement, car il dispose d'un calepin, et d'un petit enregistreur - est allé quérir, auprès des habitants de ce monde rural. Pourtant, il avertit, en préambule, que «beaucoup des faits relatés ici n'ont qu'un lien indirect avec des travaux d'ethnographe, ce ne sont souvent même pas de véritables événements, mais de simples moments, des atmosphères, des détails minuscules». Ce qui fait toute la richesse et la saveur du livre.

Envolées. Les expériences relatées par Rémi Bordes se déroulent toutes entre 1998 et 2006, et correspondent «à la guerre civile qui a vu s'opposer la rébellion armée maoïste aux forces de l'Etat». L'année 2006 marque la fin de la monarchie. Au début du voyage, l'ethnologue use des services d'un interprète, avant de se débrouiller seul, car cet intermédiaire «représente un écran entre le nouveau venu que vous êtes et le monde que vous souhaitez approcher. Toutes les facilités qu'il apporte d'un côté en termes de langue, sa présence vous les dérobe de l'autre. Cela vous prive de l'essentiel, le contact direct et authentique, l'acquisition personnelle, par voie d'expérience, des mille nuances de la vie réelle». Par exemple, très vite, Bordes se rend compte que la différence entre les riches et les pauvres ne se mesure pas à la surface détenue, «mais dans la proportion de terres irriguées qui entre dans le foncier».

Le travail du chercheur est minutieux, laborieux, fait de rencontres quotidiennes qui n'excluent pas quelques envolées littéraires. Il écrit : «Les corbeaux croassent, les insectes stridulent, des aigles passent dans le ciel dont on ramasse parfois les plumes ; la nuit on rêve d'animaux fabuleux, de serpents chtoniens, de fantômes poilus, en se grattant la panse après le passage d'une mauvaise araignée, […] l'animal est partout, et l'homme ne saurait exister sans lui.» Mais l'ethnologue ne saurait passer à côté de l'essentiel, le repas. «Cet univers entier n'est que nourriture et mangeur», dit une Upanishad, avec son plat archétypal, pois-riz-légumes.

Peines. Avec Bordes, on croise et recroise la vie des porteurs, bêtes de somme, qui n'embrassent ce «métier» qu'en dernier recours. Car ils savent aussi profiter du «repos à demeure». «Ne pas être contraint de bouger, se contenter de laisser filer les heures, a pour les villageois la vertu de guérir tous les maux et de prévenir de bien des tracas. C'est, à leurs yeux, sinon le but ultime, du moins la quintessence de la vie heureuse.» Rémi Bordes n'est jamais au bout de ses peines, et d'ailleurs, il l'écrit. «On dit toujours du voyageur qu'il passe ou qu'il casse dès son arrivée en Inde : c'est souvent vrai ; car si la nourriture et le climat n'ont pas raison de son corps, le spectacle de la rue sera peut-être pour sa disposition d'esprit une épreuve implacable. Car la rue en Inde est une scène vivante d'une scandaleuse densité.» Il paiera presque de sa personne, vivant une idylle, se faisant dérober un «gros chèque de voyage», et ses relations avec la population se «complexifient». «Je vis tout à coup à quel point les relations pouvaient être étouffantes […] je les observais s'épier du matin au soir […], guetter, éviter, calculer, discuter à voix basse. J'avais trouvé autrefois cette vie si idyllique, si ingénue […], comme je la sentais aujourd'hui saturée par la surveillance !»