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Népal

Arughat Bazar vous salue bien

Montagnes d'ailleursdossier
Porte d’accès au Tour du Manaslu, mais négligé des trekkeurs pressés, le village a été lourdement éprouvé par le séisme de 2015. Carnet de route immobile dans un Népal des collines attachant, qui en dit long sur la réalité du pays. Et parfois sur nous-mêmes.
par Guy Chaumereuil, (journaliste, président du Grand Bivouac d’Albertville)
publié le 22 mai 2018 à 10h08

Trois ans après…

Bien malin qui pourrait distinguer entre les traces encore présentes du tremblement de terre et les stigmates d'une pauvreté endogène. Mais le vieux quartier d'Arughat (3.000 habitants) a eu manifestement du mal à s'en relever. Pour les moins fortunés des villageois, la reconstruction a été un défi improbable. 300.000 roupies par famille (2.300 euros), délivrés en trois versements par le gouvernement. «Refaire une maison, c'est trois fois plus», soupire un petit aubergiste derrière son étal de spaghettis, de fried rice et de coca-cola. Pour le reste, la grand'rue commerçante a repris sa vie, dans la poussière permanente des camions, motos et tracteurs qui enveloppe les boutiques: tissus, chapeaux, cordages, casseroles, poisson séché, manuels scolaires, sacs à dos Mickey. Et d'omniprésents rayonnages de smartphones. Les chalands s'y pressent. Désormais, tout le monde ou presque en possède un.

Rien à voir

Soyons clairs: dans ce Népal des collines ou des bas de vallée, il n’y a rien à voir. Pas de temple ou de monastère répertoriés, de cérémonies typiques, de moines incandescents et les sommets sont encore loin, enveloppés de brume (le plus proche, au nord, est le Manaslu, 8163 mètres). Non, rien de rien. Ah si, peut-être, juste de l’autre côté du pont suspendu, sur le sentier qui se cabre, deux femmes se croisent, chargées comme des mules – de bois ou de briques ? Va et vient muet de la rudesse et de l’indigence. Juste en bas, une famille entoure un reste de souche que le père s’affaire à débiter avec précaution à l’aide d’une mauvaise hache et que femme et enfants regroupent en fagots. Sur la piste friable et cabossée, passent et repassent des bus bondés, rejouant à l’envi le salaire de la peur. Parfois, l’un d’eux se couche d’avoir trop dodeliné dans les ornières et dégringole le précipice, passagers broyés. Une jeep passe en trombe. Des trekkeurs en saharienne et leur guide, comme partis pour un safari. Non, vraiment, pas grand’chose à voir. Et décidément rien à raconter.

Le roi a moins de dix ans

Sans mentir, tous les qualificatifs leur vont : espiègles, facétieux, délurés, charmeurs, volubiles, effrontés. Osons-le : «trognons». Les jeunes enfants sont l'âme du village. Leurs jeux animent les rues, dénichent et exploitent la moindre opportunité : le tas de pierres ou la tranchée d'un chantier à peine commencé, une flaque d'eau laissée par les orages de la nuit – la mousson approche – et les allers-retours à l'école bien sûr, en bandes joyeuses, corsage bleu et jupette plus sombre pour les filles, chemise blanche et cravate rouge pour les garçons. Les cahiers et les livres préservés autant que se peut de l'inconfort des maisons et masures familiales. Et plusieurs heures de marche souvent pour arracher un droit minimum à l'éducation. Le 25 avril 2015, un samedi, les écoliers népalais n'étaient pas en classe au moment du séisme. La vie de milliers d'entre eux, éparpillés dans la nature, en a été épargnée.

Petite souris

Elle s'est retournée à mon approche. Une gamine de BD, haute comme trois pommes, 4 ans peut-être, tout sourire, arrière-petite fille de Mary Poppins. Et des petites gambettes sous un large parapluie rose, trop grand pour elle, à l'effigie de la Petite Sirène. «This is un umbrella». Et sur la route de l'école, sur quelques dizaines de mètres, sans que je lui demande quoi que ce soit, toute la leçon du matin y passe: «this is a book», «this is a copy», «this is a pen». En me quittant, elle me cueille une fleur. Véridique. Au Népal, la plupart des cours sont donnés en anglais, dès le plus jeune âge.

Namasté, plus pour longtemps ?

L'apostrophe continue de fleurir sur les routes. «Salutation», «bienvenue», ou plus ordinairement «bonjour». Les enfants, joueurs et pas avares pour un sou, continuent d'en arroser abondamment le voyageur. Qui le leur rend bien. Le Népal, pour celui qui le découvre et le parcourt, c'est d'abord Namasté ! Les adultes, les anciens surtout, maintiennent eux aussi la tradition, même si les visages, peu à peu, reflètent une forme d'incrédulité. Ou de lassitude. Les jeunes gens, en revanche, gardent ostensiblement leur distance. Et muets, dévisagent de pied en cap le marcheur qui croit pouvoir installer une communication à bon compte. Smartphone en main, ils savent désormais qui nous sommes. Et ce que nous représentons. On n'est pas obligé de répondre à des étrangers qui ne font que passer, équipés comme des joggers ou des Martiens. Pour la «légendaire gentillesse des peuples de l'Himalaya» qui nous sied si bien, il faudra peut-être bientôt repasser.

Travaux publics

Elles sont les nouvelles reines des neiges. Les pelles mécaniques. Elles sont partout, rutilantes, toutes marques internationales représentées. A l’action. On se demande comment elles ont pu arriver là. Dans la montagne, elles rongent et concassent le rocher, poussent la terre rouge dans le lit des rivières, cent ou deux cents mètres en contrebas. Elles sont collées à la paroi pour ne pas verser. A la nuit tombée, laissant derrière leur travail d’une journée – 10 à 20 mètres de piste nouvelle, étroite et suspendue – on se demande comment les conducteurs parviennent à descendre de

leur machine sans glisser eux-mêmes dans le ravin. Des centaines de kilomètres de pistes de montagne sont en chantier, aujourd’hui, dans le pays, à la grande surprise – et le plus souvent au grand dam - des trekkeurs. Pour mieux assurer l’accès des villageois à la santé, à l’éducation, à l’alimentation, au commerce. Sous le regard plus que bienveillant de la Chine. De l’autre côté de la frontière et des cols à plus de 5.000 mètres, ses pistes à elle sont prêtes, à la jonction. Les caravanes de mules seront bientôt au chômage, seules encore à ne pas le savoir.

Un geste pour la planète

Cela fait une bonne heure que trois enfants – deux garçons et une fille – se délectent d’un feu dans lequel ils jettent avec application des boîtes de conserve métalliques, des bidons en plastique, des chiffons, des cartons d’œufs, des déchets ménagers, des emballages de toute nature. Avec avidité – presque une jouissance – dans le regard, ils plongent à tour de rôle leurs petites mains dans de grands sacs de toile pour en tirer toute la richesse et la diversité de l’alimentation du foyer. Hilares, le nez au vent, ils hument la fumée noire et dangereusement odorante qui s’en dégage comme la récompense du travail accompli. On dit des mots – environnement, pollution, réchauffement climatique, transition énergétique – comme s’il suffisait de les prononcer pour qu’ils existent.

Pouvoir d'achatLa terre a tremblé et les prix ont explosé. Pas de chance pour les trekkeurs. La bière Tuborg à 500 roupies (33 cl, 3.91 euros). «Aussi chère dans les collines à 800 mètres, desservies par les pistes, que sur la route de l'Everest cinq fois plus haut, où tout est porté à dos d'homme !». Pareil pour tout : l'hébergement (la nuitée, 3.13 €), la tomato soup (1.48 €), le fried rice (2.73 €). Et nous qui faisons la moue.

No job in paradise

Un plateau verdoyant, somptueux, juste au-dessus du village. Un air d'Indonésie. Presque un autre Népal. Il se prénomme Resham. Il m'invite chez lui, me présente sa femme et ses deux enfants de 5 et 9 ans. Il a travaillé dix ans dans les pays du Golfe pour le compte d'une grande chaîne française d'hypermarchés. Il me montre ses contrats de travail, authentiques, ses états de service, son salaire en dirhams. «Dans ces pays, il y a beaucoup de détournements d'argent. Alors, les Français m'employaient pour surveiller les agissements des salariés. Mais ça finissait par être trop dangereux pour moi». Il est rentré au pays «pour fonder une famille». Avec ses économies, il a construit sa maison. Mais plus de job et aucun espoir d'en trouver sur place, avec des enfants à scolariser dans le privé «car dans les écoles du gouvernement, il n'y a pas de bons enseignants». Devant chez lui, il me montre la route: un tas de gros cailloux mal tassé au milieu, de la terre et de la boue sur les côtés. «Le gouvernement nous a fait ça, ça ne sert à rien, on circule très mal dessus, au lieu de donner cet argent aux plus pauvres. Et lui s'en met plein les poches…».

Sur le dos

Je quitte le plateau par un sentier étroit et pierreux. Pour la majorité encore des Népalais des montagnes et collines, toute une vie à porter sur son dos, du plus jeune au plus vieil âge, à pied sur des chemins escarpés et en colimaçons ou droit dans la pente par des centaines de marches d’escalier taillées dans la roche, par tous les temps, chaleur, neige, pluies de mousson. Ou coincés dans des bus surchargés, sur des pistes fraîchement tracées, déjà improbables, à risquer chaque jour la glissade au fond du ravin comme une savonnette échappée au fond du lavabo.

Dans ce Népal, il n’y a rien à voir. C’est bien pour cela qu’il faut y aller. Et y retourner. Encore et encore.