C’est une histoire de gamin qui grimpe. Malgré les admonestations de sa mère : «Tu te prends pour qui? Pour Lionel Terray? C’est du sérieux la grimpe. Tu seras jamais à la hauteur». Malgré les punitions du directeur de la pension – collé les mercedis!- «Peinture, montagne, alpinisme, montagne, peinture, décidément vous êtes un garçon étrange, Rochette, quel dommage que… Jusqu’à la fin des temps, je vais vous coller! Jusqu’à la fin des temps». Qu’importe! Rochette grimpe, accompagné de son copain Sempé.
Ailefroide nous trimballe dans la montagne, et on monte avec eux, Rochette et Sempé. «Je ne sais pas combien de temps j'ai mis à monter au sommet, mais j'y suis arrivé… avant le soleil. Et j'ai pris feu. Seul face à la naissance du monde». Il y a des moments de grâce et d'autres de doutes. Ainsi, Sempé lançant à Rochette, un soir dans le refuge: «chuis déprimé Rochette. Comment on va faire pour laisser notre nom? Tout a été fait! Les faces Nord, les faces Sud, les directes, les variantes, les hivernales… Même monter en chaussettes, ça a déjà été fait!».
Et de joindre le geste à la parole (équipé de harnais et baudrier, tout nu) : «La normale de la Meije à poil, le Pas du chat à poil! On arrive au chapeau du Capucin à poil!» Devant des Allemands qui entrent dans le refuge, ébahis…
Et puis, il y a l'accident, une pierre sur la figure. «Je suis mort. Rien n'existe au-delà, le monde a disparu. Tous mes sens sont saturés de souffrance. Je ne sais même pas où j'ai mal. Tout mon corps hurle à en briser la montagne».
Bernard Amy, dans une postface sensible, s'interroge ainsi : «la question se pose alors de savoir ce qu'a de spécifique l'expérience de la montagne, ce qui justifie vraiment tous les risques et les sacrifices auxquels elle oblige. Pour répondre, il faut se souvenir que, généralement, l'entrée en alpinisme a lieu au moment du passage de l'adolescence à l'âge adulte, avec tout ce qu'il comporte de doutes et d'incertitude… Gravir une montagne, c'est à la fois se placer au-dessus des autres, et au-dessus du moi social laissé en bas… Là-haut, la prise de distance symbolique d'avec les autres permet de se sentir plus fort, et ainsi de se construire en renforçant l'estime de soi».
Pourtant, Rochette prend conscience de ses limites… en Californie, devant El Capitan «900 mètres de verticalité implacable. Plusieurs jours d'ascension pour arriver au sommet. Les grimpeurs du monde entier venaient risquer leur vie sur cette paroi. Et moi… moi qu'est ce que je foutais là? Est ce que j'avais envie moi aussi de risquer ma vie pour un caillou, aussi gros soit-il? Pour quoi faire? Pour impressionner qui? Je n'étais pas au niveau, c'était aussi simple que ça. Inutile de me faire croire autre chose. Et puis, maintenant, j'avais peur. J'avais franchi le quart du globe terrestre pour comprendre que je n'y croyais plus. Que ma voie était ailleurs».
En refermant les pages, Rochette, on est bien content qu’il ait choisi celle-là.

, de Rochette. Casterman. 288 pages. 28 euros.
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