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J'ai testé

Jeté en pâturages

Une saison à la montagnedossier
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Vaches boiteuses, loup qui rôde, moutons squatteurs… Pour quelques jours, on est allé au col de la Croix, en Isère, découvrir la vie d’une bergère. En plus des 300 bêtes sous sa surveillance, Leïla Episse veillera sur nous. Et ce ne sera pas de tout repos.
(Photo Pablo Chignard)
par François Carrel, Envoyé spécial au col de la Croix (Isère). Photos Pablo Chignard pour Libération
publié le 12 août 2018 à 17h46

Ce matin, je me sens l’âme d’un cow-boy alpin. Vieux jeans, lunettes de soleil, long bâton, j’ai bondi dans la Peugeot 205 Alpage - série limitée - de Leïla Episse, bergère saisonnière d’un troupeau de près de 300 bêtes à cornes. Pour le douzième été consécutif, cette Ardéchoise de 33 ans est la patronne de l’alpage du col de la Croix, 300 hectares de prairie alpine perchés entre 1 500 et 1 800 mètres d’altitude, sur la ligne de crête qui sépare le haut plateau isérois du Trièves des contreforts drômois du Dévoluy. La 205 est hors d’âge, ravagée mais valeureuse. Sur la piste qui mène au centre de l’alpage, musique pendjabie à fond, Leïla emballe sans pitié le moteur pour passer un raidillon. Les pneus à clous griffent la pierraille qui heurte le bas de caisse : ça passe. Sur un replat bordé d’un à-pic, un groupe de 150 vaches est rassemblé. A 500 kilos par tête, ça fait plus de 75 000 kilos de muscle et de graisse. Elles se tournent lentement vers nous.

Maître yogi

Je m'apprête à bondir de la 205 mais Leïla m'arrête d'un geste : «Tout doux. Tu ne dois pas être brusque, pas courir.» Indispensable pour éviter les mouvements de troupeau incontrôlables. Leïla part devant, modulant son cri : «Vieeeens, là ! Vieeeens !» Certaines vaches viennent à sa rencontre : elle porte une besace pleine du mélange de sel et d'orge aplatie, friandise qu'elle distribue en permanence. Je fais trois pas décidés et la génisse la plus proche bondit nerveusement hors d'atteinte. «Tout doux ! gronde Leïla. Et enlève tes lunettes de soleil : toute créature avec des gros yeux noirs de face est un prédateur.» Désormais, je vais m'appliquer, yeux mi-clos, à me mouvoir lentement et souplement et à oublier ma démarche d'urbain speedé. Effet secondaire : l'agitation psychique s'apaise aussi. So long cow-boy, me voilà amérindien zen !

Les vaches viennent juste d'arriver dans l'alpage, à pied ou en bétaillère, depuis Tréminis, le village du Trièves le plus proche, ou depuis les environs de Gap. Elles sont déjà 251, de sept éleveurs différents, et Leïla en attend encore 34. Sa priorité du jour est de les repérer et de s'assurer qu'elles vont bien : «Les vaches, tu les gardes pas, tu les surveilles.» Encore faut-il les reconnaître. Généralement, elles restent groupées par «lots» du même élevage, qu'elles soient jeunes génisses «à viande» ou futures laitières, en gestation de leur premier veau. La bergère dégaine un carnet où elle a relevé toutes les bêtes. Leïla doit son prénom à la chanson d'Eric Clapton. Elle cache une belle puissance physique derrière sa silhouette longiligne. A 21 ans, elle a suivi une formation de berger-vacher d'alpage en centre de formation professionnelle et de promotion agricole à La Motte-Servolex (Savoie). Puis décroché son premier contrat au col de la Coix. 300 hectares, 300 bêtes, elle a relevé le défi haut la main et le groupement pastoral de Tréminis lui fait confiance depuis lors.

Les vaches sont identifiées par un numéro à quatre chiffres inscrit sur les étiquettes agrafées à leurs oreilles. Nous les pointons une à une. Experte en approche, Leïla me confie son carnet et me crie les caractéristiques de chaque vache. Limousines, tarines, salers, abondances, aubracs, charolaises, holsteins, vosgiennes, montbéliardes, croisées, chaque race a sa morphologie, sa couleur. Certains éleveurs coupent les cornes de toutes leurs bêtes. Nous sillonnons l'alpage pour repérer les bandes isolées, les indépendantes… En trois heures, Leïla a localisé et identifié la quasi-totalité des bêtes qu'on lui a confiées. Elle a repéré plusieurs boiteuses, des limousines croisées charolaises toutes issues du même élevage bio : il va falloir les surveiller de près. Nous rentrons à la cabane de berger, maisonnette à l'orée de la forêt, où Tim, le compagnon de Leïla, échalas allemand et maître yogi bon vivant, travaille à son potager en terrasse. Le lieu est idyllique. Notre bergère s'assied à la table de bois devant le chalet, ouvre des bières fraîches. Elle n'est jamais réellement en pause : d'ici on voit presque tout l'alpage. Elle repère quelques vaches, très haut, les observe aux jumelles quelques secondes et lâche : «C'est le lot Baumier. Il n'en manque qu'une… La 4 358 ! Elle doit être plus bas, au col…» J'arrive à peine à repérer le petit groupe !

La nuit tombe sur l'alpage habité du tintement des cloches. Je m'effondre sur un matelas du petit refuge attenant à la maison des bergers. Au matin, l'ampleur et l'extraordinaire beauté des lieux me saisissent : les murailles toutes proches du Dévoluy, celles du Vercors au loin, le tapis vallonné du Trièves, l'immense prairie d'alpage couverte d'une herbe épaisse constellée de fleurs. Nous y rejoignons les bêtes. Mon apprentissage de l'approche paye : la 3 675 vient me lécher le bras de sa langue râpeuse ! Leïla est ennuyée, de nouvelles vaches «bio» boitent : il va falloir les soigner… Elle tend le bras : «Là-haut, un vautour !» Elle raconte les vols de charognards indiquant à coup sûr l'emplacement d'une bête morte. Foudroyée parfois, ou dérochée sur une pente raide, après un faux pas… ou un coup de panique.

C’est le douzième été que Leïla passe à garder plusieurs centaines de vaches. Photo Pablo Chignard

De boue et de bouse

Le loup ? «Il a déjà coursé certaines de mes génisses, répond Leïla. Je l'ai vu il y a trois ans, et ce printemps, il y avait plein de traces dans la neige.» La menace que représente le prédateur pour les bovins est incomparable avec celle qu'il fait peser sur les troupeaux de moutons du secteur, mais Leïla tranche : «Si demain il s'attaquait à mes bêtes, j'arrêterais.» La bergère s'attache à ses vaches mais surtout, chacune d'entre elles représente une valeur moyenne de 1 000 euros. «L'éleveur de Gap qui me confie 70 bêtes, c'est 70 000 euros. C'est une énorme responsabilité, beaucoup de stress…» Une pression d'autant plus concrète que la bergère, en CDD renouvelé chaque année de mai à octobre, n'a pas de garantie d'emploi d'une année sur l'autre. Certes, entre deux saisons elle peut toucher le chômage mais, avec un salaire de 1 500 euros net, elle ne peut guère mettre d'argent de côté. Précarité, pénibilité, astreinte, responsabilité et manque de reconnaissance de la part les éleveurs, le berger reste un ouvrier agricole saisonnier très exposé. Avec des collègues, Leïla a créé, au sein de la CGT, le Syndicat des gardiens de troupeaux de l'Isère. Dans le département, 33 % des bergers sont des femmes, un chiffre en hausse insiste-t-elle.

Cet après-midi, c’est l’heure des clôtures. Leïla enfouit ses mèches brunes sous son bonnet de laine fétiche. Elle a la charge d’entretenir la triple ligne de barbelés qui entourent l’alpage : 12 kilomètres de long, 4 000 poteaux, sans compter les 4 kilomètres de clôture électrique légère qu’elle déplace pour gérer au mieux l’occupation des pâturages. Nous trimballons six poteaux neufs et un rouleau de barbelé, manions le pal de fer et la lourde masse. En une heure et demie, nous avons retapé 300 mètres de clôture. C’est l’occupation quotidienne de Leïla de début mai à mi-juin, à l’arrivée des bêtes. Cinq semaines de travail de force, dans le froid, le brouillard, sous la pluie. Justement, le temps tourne. D’énormes nuages affluent. Les parois au-dessus de l’alpage prennent une teinte métallique. L’orage se déclare alors que nous arrivons au chalet.

Un tracteur approche : c'est Tinou, éleveur de Tréminis qui amène en bétaillère huit tarines. Sous la pluie battante et le fracas du tonnerre, nous manœuvrons les barrières d'entrée de l'alpage et transférons les bêtes. L'éleveur, stoïque et mutique, n'est pas troublé par l'orage : «Bah, on a vu pire.» Il remonte illico dans son tracteur, pour rallier sa ferme, 8 kilomètres de piste plus bas, où il doit récupérer sept autres vaches pour les monter ici. L'orage redouble de violence, la grêle se met à tomber. Des torrents bouillonnants apparaissent sur l'alpage. Lorsqu'enfin la tempête s'apaise, nous allons reconnaître la piste d'accès. Un torrent impétueux d'eau boueuse, charriant des blocs de pierre, l'interrompt sur une dizaine de mètres. Ça ne passe plus ! Deux heures plus tard, à la nuit tombée, l'éleveur arrive pourtant avec sa bétaillère, décharge les vaches et les fait passer à gué à travers le torrent qui s'est assagi. Leïla n'a pas eu son mot à dire.

Il est 22 heures lorsqu’elle peut enfin se mettre au lit, au sec. Sa journée de travail aura duré quatorze heures. Rincé, je m’endors comme une masse. Une sonnerie de cloche me réveille à l’aube. Je saute dans mes baskets maculées de boue et de bouse, séchées près du poêle à bois : deux vaches sont là, devant la porte, mystérieusement échappées de l’alpage pourtant clôt. Je manœuvre les indisciplinées jusqu’à les faire entrer de nouveau sur l’alpage, réussite saluée d’un sourire de la bergère mal réveillée.

Rudesse et précarité

Café en terrasse. Le ciel lavé par l’orage est limpide, l’alpage gorgé d’eau resplendit sous le soleil matinal. Leïla brûle déjà d’y remonter, pour s’assurer de l’état des troupes. Coup de chance, le lot des génisses boiteuses est réuni près de l’enclos de contention monté au milieu de l’alpage. Une aubaine à saisir : nous isolons les boiteuses pour les diriger une à une vers la cage de sortie. Lorsque la vache la traverse, Leïla l’immobilise en manœuvrant les leviers métalliques. En panique, certaines se débattent violemment. Les dents serrées, la bergère manœuvre vite, ouvre les panneaux latéraux, travaille au couteau sous les sabots, évite un coup de pied à même de lui arracher le visage, crève un abcès dont gicle du pus mêlé de sang, racle des portions de corne en décomposition, désinfecte. Les bêtes soignées, elle appelle Damien, le propriétaire. Il va venir. Il faudra peut-être se résoudre à utiliser les antibiotiques, c’est une responsabilité que seul l’éleveur peut prendre.

Rentrée au chalet, Leïla a retrouvé le sourire. Elle aime ce métier, malgré sa rudesse et sa précarité. Elle parle de sa passion des voyages (le dernier était en Inde), de sa fille de 8 ans qui vit avec son père la moitié de l’année et qu’elle attend pour quelques semaines à la montagne. Puis elle s’interrompt et se saisit de ses jumelles. Sur la crête, un troupeau de moutons venu du versant opposé a franchi les clôtures et envahit son alpage. Elle enchaîne les coups de fil jusqu’à entrer en relation avec le berger. Bientôt ses chiens ramèneront les envahisseurs sur le bon versant. Le cantonnier de Tréminis a travaillé quatre heures pour dégager la piste coupée. Je vais pouvoir rallier la vallée. Je suis tanné, courbatu, calme et aux aguets : l’âme ancestrale du berger, terrée au fond de chacun d’entre nous, a repris en moi le dessus. Pour quelques heures.