Poésie et picole au pied du glacier
Pour Dominique Potard, écrivain de montagne prolifique, guide et skieur émérite, la célèbre collection rouge des éditions Guérin est une évidence… Mais comme l’homme a l’esprit ouvert, les idées larges et le style rabelaisien, il ne se limite pas au (gros) rouge (qui tache) : pour lui, une bonne histoire s’accompagne également d’un petit jaune venu de Marseille, de l’ambré d’un cognac vingt ans d’âge, du rosé ou du blanc bien frais qui se descendent aussi vite qu’une piste de ski quand la neige est bonne…
Avec ce troisième tome du Port de la Mer de Glace, délirantes aventures d’une poignée de pochtrons familiers d’un rade situé à quelques encablures de Chamonix, on retrouve les protagonistes des précédents volumes en expédition spéléologique.
Cette fois, l’Amiral (le patron du bar), Fernando (client, boulanger de son état, accompagné de son chien Tobby, dit «la Serpillière») et le narrateur (guide de haute montagne) sont à la recherche de «Clint Eastwood», poète philosophe frappadingue, parti un beau matin en maillot de bain se baigner dans les eaux de fonte du glacier. Une expédition loufoque qui emmènera le petit groupe de rivières en goulets et de surprises en surprises…
L'occasion de disserter sur le sens de la vie, l'amour de la montagne, les œufs au lard et la gouleyance du gevrey-chambertin 1949. A déguster, comme il se doit, glacé. F.D.
Dominique Potard, Le retour de Clint Eastwood, éditions Guérin, 192pp., 15€
La peur, moteur d’actions
C'est un continent mystérieux et angoissant qu'explore l'écrivain voyageur Gérard Guerrier. Un lieu à géométrie variable, selon l'usage que l'on en fait. La peur. Son livre, nourri de témoignages et de réflexions, est un manuel à destination des aventuriers et des «baroudeurs» du quotidien, mais il parle à tout le monde. Ainsi Bertrand Piccard, champion du vol libre : «Le risque doit dépendre de soi, sinon j'ai peur.» Jean-Christophe Lafaille, de retour de l'Annapurna après la disparition de Pierre Béghin : «Ce n'est pas le plaisir de se faire peur, plutôt celui de la maîtriser.»
Certains analystes estiment que «risquer sa vie revient à lutter contre son angoisse de la mort en se jetant dans la gueule du loup».
Le grimpeur de gratte-ciel Alain Robert a sa propre religion : «Chaque fois que je grimpe, je me fais une place entre la vie et la mort, comme si je devais regagner ma vie pendant quelques heures.» François Damilano se souvient, lui, que son compagnon de cordée Godefroy Perroux, décédé dans une cascade de glace, se dépêchait «d'entrer dans l'action chaque fois qu'il abordait une course difficile, afin d'abréger son angoisse»…
Comment maîtriser sa peur ? Peut-elle se diluer dans l'action ? Qu'en reste-t-il après? Outre les témoignages de tous ceux qui l'ont côtoyée, apprivoisée, vécue, Gérard Guerrier esquisse quelques pistes, fort d'une expérience douloureuse - il a perdu un fils dans un accident de parapente il y a quelques années. Une blessure qui n'entame en rien sa volonté de dépasser ses propres peurs. D.A.
Gérard Guerrier Eloge de la peur éd. Paulsen 340 pp., 19,90 €.
Frison-Roche côté court
Avant d’écrire au long, Roger Frison-Roche, dit «Frison» donna dans le court. Le Petit Dauphinois, Nice-Matin ou le bien nommé Illustré de la Province et des Colonies, entre autres, ont ouvert leurs colonnes aux lignes singulières de l’alpiniste. Et ce dernier n’est pas avare d’éclectisme, aussi à l’aise dans la chasse au chamois dans le Faucigny que dans la description de la technique alpine, ou le délicat exercice de la nécrologie (Louis Lachenal, Lionel Terray…) Avec Frison, on plonge directement dans l’épopée qui allait rendre les Alpes belles.
Qui savait que les JO de 1924, à Chamonix, avaient failli tourner au désastre? «Il avait fallu tout créer, tout construire en moins de six mois, et tout faillit disparaître dans le dégel de la dernière semaine précédant l'ouverture des jeux», écrit le reporter. Et quand il s'agit de livrer quelques définitions, l'homme sait trouver les mots. «L'alpinisme est non seulement une passion, mais aussi un sport, dans le sens le plus anglais du mot. Il ne suffit pas d'aimer la montagne pour la gravir». Plus loin, il écrira ce portait assez net du caractère alpin. «Le montagnard est rêveur et parle peu. Mais à bon escient! (Avis aux gens de la plaine, ndlr) Habitué depuis sa tendre enfance à vivre au contact des cimes, il a pris de celles-ci un peu de leur froideur». Dans un papier livré à Match en septembre 1936, il affine la définition de sa discipline: «L'alpinisme est mieux qu'un sport. On dit qu'il faut pour le pratiquer un cœur bien trempé. Il faut ensuite s'attaquer aux difficultés et les vaincre. Enfin, il faut savoir renoncer à temps». Les mots de Frison n'ont pris aucune ride. D.A.
Roger Frison-Roche Laissez-moi vous raconter le Mont Blanc, Guérin, éditions Paulsen, 224 pp., 29 euros.
Crimes de cimes
Les grandes expéditions en haute montagne se suffisent généralement à elles-mêmes. Nul besoin d’inventer des personnages héroïques ou des intrigues compliquées quand la réalité vous offre sur un plateau glacé son lot de drames et de tragédies. Interrogations shakespeariennes, choix cornéliens, destins dignes d’une tragédie racinienne… Quel auteur ou scénariste aurait osé écrire l’histoire d’un Walter Bonatti abandonné par ses compagnons et condamné à un bivouac sans tente ni duvet à plus de 8 100 mètres d’altitude lors de la première ascension du K2 en 1954 ? Ou celle de Joe Simpson, laissé pour mort au fond d’une crevasse dans les Andes et rampant pendant des jours avec une jambe fracturée jusqu’au camp de base (la Mort suspendue, 1988) ? Ou enfin l’incroyable série d’erreurs et de malchances qui s’abattirent sur les cordées américaines tentant l’Everest au printemps 1996, laissant après une nuit de tempête huit corps gelés sur la montagne dans un finale à la Hamlet (Into the Thin Air, de Jon Krakauer) ?
Survivre ou ne pas survivre… La haute montagne dévoreuse d’hommes nous a habitués à ces héros bien réels. Aussi lorsqu’avec Reprends ton souffle, second roman de Mélanie Valier, on trouve des personnages et une histoire digne des grandes sagas de l’alpinisme, on ne peut que se laisser happer par une intrigue qui emmène la narratrice et son conjoint sur les pentes de la «montagne des montagnes», le terrifiant K2, second sommet en hauteur, mais sans doute le plus difficile du monde.
Emma est sociologue et vit avec Mathieu, jeune alpiniste talentueux, lui-même fils d’un des pionniers de l’himalayisme, légende vivante de Chamonix. La mère de Mathieu est morte quand il avait 8 ans sur les pentes du Manaslu, tombée dans une crevasse selon son père qui était à ses côtés. Or voilà que le cadavre vient d’être retrouvé à flanc de montagne. Trop bien conservé pour avoir séjourné si longtemps dans un glacier… Le père de Mathieu aurait-il menti ? Le mystère sera-t-il résolu lors de l’expédition que prépare le couple au K2 en présence d’un vieil alpiniste, ami des parents de Mathieu ? Et qui rode autour des tentes du camp de base à la nuit tombée ?
Conçu comme un polar, Reprends ton souffle est l'œuvre d'une passionnée de montagne, fille de Chamonix, qui avec malice mêle tout au long du roman fiction et réalité. A côté de ses héros de papier, nombre de personnages bien réels (comme Yann Giezendanner, routeur montagne de Météo France ou Elizabeth Hawley, archiviste basée à Katmandou ) tandis que le père de Mathieu et ses mensonges évoquent les zones d'ombre d'un Maurice Herzog, vainqueur controversé de l'Annapurna. Ultimes clins d'œil, les héros se plaisent à citer récits, films et figures de l'alpinisme, nous laissant à la fin du livre bien incapable de démêler cette ascension mouvementée d'autres expéditions. Seul bémol à ce roman réussi : sans doute emportée par l'escalade du plaisir, l'auteure a cru nécessaire d'illustrer les sentiments profonds de son couple par quelques scènes de sexe cru qui ne dépareilleraient un vieux SAS. Une façon de conjuguer le verbe grimper qui, à notre avis, ne s'imposait pas. F.D.
Mélanie Valier Reprends ton souffle Glénat, 260 pp., 19,95 €.
Récits d’en haut
C'est l'histoire d'un type qui «gratte la roche». Un grimpeur, donc. Adam Bielecki, star de l'alpinisme polonais y raconte ses exploits, ses joies, ses montagnes. «Les plus beaux moments d'alpinisme sont ceux où rien n'existe plus dans mon esprit que la conscience de mon corps et des quelques mètres de rocher autour de moi. Partant vers un sommet, je vais au-delà de ma peur […] dans un état de profonde concentration qui me purifie». Mais pourquoi font-ils tout cela, affrontent-ils ces dangers, risquent-ils leur vie? Zdzislaw Jan Ryn, psychiatre, donne une réponse dans le livre : «Dans toutes les situations extrêmes, l'homme atteint la limite de ses capacités et souvent la dépasse. En franchissant (ses) limites, on déclenche un ensemble de pathologies, comme une défense ultime devant un danger».
En réalité, ces «Conquérants de l'inutile», dixit l'alpiniste Lionel Terray, sont loin de faire n'importe quoi. «Toute participation à une expédition est une décision consciente, calculée selon ses capacités, ambition, force et compétences personnelles. Je ne connais personne, habituée des expéditions en haute montagne, qui entreprendrait des missions dépassant un risque calculé acceptable. Mais il arrive que les calculs soient erronés…», poursuit le journaliste grimpeur Zbyszek Piotrowicz.
De fait, dans cet ouvrage, on tombe et on se tue beaucoup, on perd ses doigts et ses orteils, on croise aussi un corps sur une paroi enveloppée de neige. Bref, on frissonne, mais on grimpe avec eux, 8000 après 8000. Une sensation rare. D.A.
Adam Bielecki Le gel ne me fermera pas les yeux, Guérin Paulsen, 300 pp., 25 euros.