Il y a eu des livres sur d'immenses traversées, des périples incroyables. Avec Eric Bellion, 42 ans, il y a désormais un film. «Comme un seul homme», le nom de son bateau (un voilier monocoque de course au large appartenant à la classe des 60 pieds IMOCA, mis à l'eau en 2006), raconte, en cent vingt-deux minutes, une épopée au large, lors du Vendée Globe 2016. On y découvre un marin barbu, torse nu, casquette-lunettes, face à l'océan, et surtout, lui-même. «Je suis sur mon bateau, je ne sais pas trop ce que je ressens là, peut-être un immense bonheur. La tâche est tellement grande. Je ne sais pas jusqu'où cela ira», confie Eric Bellion à la caméra.
Solitude et coup de vent
Au début, on l’avoue, on a eu un peu peur. Une heure vingt-deux avec trois personnages, dont deux qui ne disent pas un mot : le bateau et la mer, on a pensé que ça ferait un peu long. Et puis, non, finalement, on s’habitue à l’aventure, car c’en est vraiment une, avec ses coups de vent – nombreux- ses coups de mou – encore plus nombreux- et ses coups d’ivresse – un peu rares-, notamment, lorsque le marin croise deux de ses congénères en plein milieu de la mer.
Mais avant d'en arriver là, on découvre un Bellion affairé et modeste : «le bateau est en bordel, il y a 25 nœuds, j'ai bien réagi, il ne fallait pas mollir, j'apprends». Et puis, aussi, un marin pas si attaché à la gagne que cela : «mon classement, je m'en fous, si je peux aller jusqu'au bout, c'est cela qui m'intéresse». On se rend compte, au fil de la navigation, que la solitude lui pèse : «Cela fait douze jours que je n'ai pas vu âme qui vive», se plaint presque Bellion.
Mais les conditions se durcissent. Vent qui gonfle, houle qui se forme, bateau qui tape. «C'est vraiment une nuit de merde», lâche Bellion. On passe de zéro nœuds à vingt-quatre, avec un grain toutes les cinq minutes, c'est horrible, j'ai les voiles qui faseyent»… Bien sûr, un type seul sur un bateau aussi longtemps, c'est humain, trop humain. Bellion craque: «je suis fatigué, trois nuits que je ne dors pas, je n'ai pas trop le moral comme je suis fatigué… Je n'ai plus de force en fait, je me sens tellement faible, il faut que je me sente fort, c'est chaud là!». Le cercle est vicieux, et en mer encore plus. Il souffle : «je ne veux pas mettre de toile, garder le bateau en mode mobylette, c'est difficile à admettre de voir les autres s'échapper»…
«Sois fier de toi, putain!»
A un moment donné, il confie, totalement découragé : «je ne suis pas capable d'aller faire ça, c'est trop dur pour moi, je ne peux pas aller au danger. Dans le Sud les conditions vont être compliquées, tu ne peux pas y aller en marche arrière… il faut que j'abandonne». Et on voit le marin pleurer.
Mais ce n'est qu'un épisode dans ce feuilleton qui dure le temps d'un tour du monde. Quelques jours – minutes dans le film- plus tard, il reprend du poil de la bête, s'auto-encourageant : «sois fier de toi, putain! Regarde comme c'est extraordinaire ce que tu es en train de faire! La nature est belle, il faut que tu profites, tu fais un truc exceptionnel».
Curieux exercice finalement, d’avoir embarqué une caméra qui film tout du personnage, qui, au montage, ne semble rien avoir gommé, ni de ses doutes, ni de ses échecs, pas plus que de ses espérances. Cela présente bien des côtés d’une intimité dévoilée, mais finalement, on pourra dire que c’est pour la bonne cause : faire comprendre au public qui ne connaît pas toujours les aléas du quotidien du marin dans la houle ce qu’est vraiment une traversée.
Alors, bien sûr, même si c'est un cœur tendre, Bellion rebondit comme un poisson volant le ferait sur le plancher des vaches. «J'ai décidé de continuer, pas de me faire guider par la peur. Je vais aller voir les mers du Sud, si je ne le fais pas, je le regretterai toute ma vie». Capitaine courageux! Le bateau file.
Recharger les batteries
Le voilà parvenu au large du cap de Bonne Espérance. Et puis surgit de nouveau la malchance. Il casse son safran. Les conditions sont dantesques : Il a «peur de démâter», «tout était blanc, ça fumait». Et puis toujours, encore, il faut qu'il se repose, recharge ses batteries, dorme enfin. Finalement, il réussit à réparer. Re-larmes : «putain, j'ai réussi, le safran est à sa place, le bateau est dans un vrac monumental, je suis fier, j'ai cru abandonner cent fois». Il n'est pas encore arrivé, mais il savoure déjà son truc : «aujourd'hui est un jour spécial, j'ai réussi mon Vendée Globe! En tant qu'homme, je suis allé au-delà de ce que je pensais». Cela fait quarante jours qu'il est parti. Il lui reste deux mois.
Mais cette histoire ne serait rien sans l'embarcation qu'il mène. «J'adore mon bateau, je suis complètement amoureux de lui», lâche Eric «je lui parle beaucoup, il a assuré, il a tellement envie de finir, allez vas-y mon poteau! Mon bateau, moi je me plains et toi tu avances…» A ce stade, on se demande s'il n'a pas largué les amarres pour de bon… Heureusement, le soir de Noël, deux concurrents font leur magique apparition, sous les hourras d'Eric Bellion, tellement heureux d'avoir enfin un peu de compagnie.
Puis le marin arrive au Cap Horn. Mais, désormais loup de mer, il relativise : «je savais pas que j'en étais capable, mais j'en étais capable… Mais ce n'est pas pour autant que c'en est terminé des dépressions!». Il lui reste douze jours de course. Le bateau file. Et Bellion s'émeut du petit sifflement que produit le safran.

Réalisation Eric Bellion,
sortie en salles ce mercredi