Quand il réalise Duel en 1971, Steven Spielberg a 25 ans. Il a déjà réalisé toutes sortes de courts métrages (science-fiction, western...), des épisodes de feuilletons (Colombo, Night Gallery) au sein du studio Universal. Mais Duel marque pour lui un vrai tournant avec cette fiction basée sur un scénario du fameux auteur de nouvelles terrifiques Richard Matheson (qui avait à son actif une quinzaine d'épisodes de la série culte la Quatrième Dimension que Spielberg, enfant, adorait), véhicule d'un road-movie paranoïaque qui contient déjà une partie des obsessions du futur auteur des plus gros succès du cinéma mondial.
L'histoire est simple : un voyageur de commerce, David Mann (Dennis Weaver), prend la route comme tous les jours. Mais il est subitement gêné par un camion-citerne dont le conducteur s'amuse à l'empêcher de le doubler. Le semi-remorque finit par le laisser passer, mais c'est pour se mettre alors à le poursuivre et à se montrer de plus en plus menaçant. Le visage du routier demeure invisible, et l'énorme engin sur roues qui lui sert de machine de guerre anticipe le requin cinglé des Dents de la mer, les animaux préhistoriques sanguinaires de Jurassic Park ou les aliens dévastateurs de la Guerre des mondes.
L'idée géniale du cinéaste est de ne pas chercher à créer de diversion par rapport à ce pitch de départ. Le film est intégralement fondé sur la confrontation de la petite voiture (une Plymouth modèle Valiant) et du gros camion (un Peterbilt 351). Pour Spielberg, c'est une manière de défi, une course à handicap qu'il s'impose pour démontrer son sens du suspense, du découpage, sa science du flip pur à partir d'un des éléments les plus banals et les plus valorisés de la culture américaine des rugissantes années 70 : la bagnole et les trucks, symbole d'une nation qui se traverse de part en part dans l'exaltation des routes, zébrant un territoire qu'il faut sans cesse reconquérir tant il est vaste et encore fraîchement extorqué à ses anciens propriétaires indiens. Le road-movie est toujours une célébration macabre par le vide du génocide indien.
Alors que Spielberg tourne Duel, un autre jeune homme promis à un riche avenir, George Lucas, travaille sur son THX 1138, science-fiction sur une société aliénante entièrement avalée par la technologie. Spielberg et Lucas vont rapidement devenir les plus impressionnants entrepreneurs de spectacles cinématographiques démesurés, l'un avec la Guerre des étoiles, l'autre avec Rencontres du troisième type, les Aventuriers de l'arche perdue ou ET. Pris dans le mouvement général, appelé depuis Nouvel Hollywood, qui dépoussière les studios avec l'arrivée de personnalités aussi fortes et déjantées que Martin Scorsese, Francis Ford Coppola, Dennis Hopper ou Warren Beatty, Spielberg frappe les esprits par la vraisemblance de Duel, le film ayant presque valeur d'étude de moeurs.
N'importe qui ayant déjà tenu un volant entre les mains sait quel processus de dénaturation se déclenche aussitôt, le conducteur devenant cette étrange entité, mi-humaine, mi-machine, qui adopte sur les routes des pulsions de vitesse, de compétition et de meurtre à peine masquées. Le film, diffusé avec succès par la télévision américaine, sortira en salles à l'étranger et recueillera le grand prix de la première édition du Festival d'Avoriaz en 1973.
Didier PERON