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Gloria

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Un hymne à la déraison que Cassavetes a mis du temps à assumer. Le public lui donna pourtant rapidement tort.
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publié le 9 janvier 2008 à 7h00

Gloria, plus encore qu'un road-movie, est le film d'une fuite en avant. Celle d'une femme flanquée d'un gosse. Le gosse n'est pas d'elle, elle ne l'avait jamais vu : elle était venue chercher du café. Mais le voisin, comptable, travaille pour la mafia et a laissé échapper quelques indiscrétions auprès du FBI. Condamné à être exécuté, il offre à Gloria, en guise de caféine, son jeune fils de 7 ans, Phil, et un livre de comptes dont elle se serait bien passée : il comprend entre les lignes quelques noms pour lesquels les porte flingues de la pieuvre new-yorkaise sont prêts à tuer. Pourquoi Gloria choisit-elle de s'embarquer dans une telle galère, de sauver ce môme qui se précipite dans ses bras ? Comme toujours chez Cassavetes, cinéaste des flux, les corps sont pris de vitesse : la rythmique illogique des pulsions a pris le pas sur la raison. Cinéma déraisonnable, il dessine ici une course dans un New York qui semble tout à coup minuscule, irrespirable, grand comme un village. Un New York qui rétrécit au fur et à mesure des séquences : il est peut-être là, l'anti-road-movie.

Pour jouer Gloria, l'ancienne danseuse de cabaret, la fille qui connaît si bien la mafia pour n'avoir eu que des mecs du milieu pour amants, et qui avait pourtant fermement décidé de rompre avec toutes ses attaches pour ne plus vivre qu'entre chats et souvenirs, Cassavetes choisit sa muse et compagne Gena Rowlands. Le film ne porte pas pour rien un prénom féminin : il est, dans le tourbillon de sa course négative, un portrait de femme, de femme malgré tout. Celle qui ne voulait pas d'enfants se retrouve prête à mourir sous les balles pour sauver la peau d'un petit voisin qu'elle n'avait jamais vu. La vie vient d'entrer de force dans le schéma ordonné derrière lequel elle s'était barricadée.

Chez Cassavetes, il faut un film ­ et peu importe qu'il finisse bien ou qu'il finisse mal ­ pour que les personnages se révèlent à eux-mêmes au fur et à mesure que le récit avance. Leurs actions sortent du cadre de toute prévision, ils empruntent des voix inédites, prennent tous les risques, n'agissent plus que pour en apprendre long sur eux-mêmes. La caméra ne loupera rien, qui ici colle l'enfant apeuré, à son tour enchaîné à Gloria. Et nous, avec eux, essoufflés.

Cassavetes a mis du temps avant d'accepter Gloria. Il a longtemps décrié le film, le considérant comme un «accident» à l'intérieur de sa filmographie. Il ne faut pas écouter les cinéastes : ils sont bien moins placés qu'on ne le croit pour juger de leurs oeuvres. Les raisons pour lesquelles Cassavetes rechignait à Gloria sont connues : c'est pour lui le film d'un retour au centre, d'une réconciliation forcée avec les studios de Hollywood qu'il ne fréquentait plus en tant que cinéaste depuis le début des années 60. Le scénario était au départ une commande de la MGM, qui en laissera les droits à la Columbia. Quand celle-ci sollicite fermement Cassavetes pour qu'il le réalise en plus de l'avoir écrit, l'auteur de Husbands se fait prier. Il cède pour des raisons alimentaires et doit se plier à une planification du travail qui est le contraire même de sa méthode (il laissait la part belle à l'improvisation, au surgissement). Gena/Gloria est pour son film non seulement une héroïne, mais également une alliée. A deux, pensait-il, on tiendra peut-être tête aux studios. Gloria remportera le lion d'or à la Mostra de Venise en 1980. Devant l'effet tétanisant que produit Gloria sur le spectateur, personne ne peut supputer la moindre trahison de Cassavetes envers son cinéma.

Philippe AZOURY