C'était l'hiver, c'était il y a un siècle. A la pleine saison des oranges, on nous racontait la même histoire : «A Noël, on avait droit à une orange, c'était tout. Mais on était content. Moi, je la tournais longtemps dans mes mains, et ça me faisait mal d'entamer un aussi beau fruit. Mais je finissais par la manger quand mes frères menaçaient de me la prendre.»
Longtemps, on écouta cette légende familiale sans broncher, intrigué même par cette mythologie de la rareté qui tournait en boucle au milieu de nos Trente Glorieuses où le bonheur parental était dans les rayons du Mammouth écrasant les prix et le feuilletage béat du catalogue de la Redoute. Comment les enfants, qui se contentaient jadis d'une orange, étaient-ils devenus des adultes qui nous traînaient dans la 504 pour prendre leur pied un samedi entier dans un centre commercial, cafétéria comprise ? On se disait qu'on aurait préféré n'avoir qu'une orange à Noël et la Guerre des boutons tous les samedis plutôt que de subir la virée punitive chez Monsieur Meuble ou Carrefour.
Gnôle. A force d'entendre la ritournelle de l'orange en pleine période d'allégeance au crédit gratuit et au buffet campagnard, on a fini par dénoncer le hiatus parental, mais c'était peine perdue au pays de «l'incommunicabilité familiale» (dixit nous à 16 ans). On s'est donc fait traiter de «trou du cul qui ne connaissait rien à la vie», alors que l'on venait fièrement de citer Victor Hugo (1) -