C’est un bistrot à l’angle de la place de la République à Paris. On y sert de la Saint-Omer à la pression et il y a des œufs durs sur le comptoir. Ils vont par cinq ou six, dressés en rond sur un présentoir métallique autour d’une salière. Parfois, le soir, on voit un homme debout au bar devant un demi. Il n’est jamais jeune, plutôt entre deux âges. Il s’empare d’un œuf qu’il frappe doucement contre le comptoir avant de l’écailler. Il mord le sommet avant de l’assaisonner en tapotant la salière. Un morceau d’œuf dur, une gorgée de bière et un regard dans le vide qui se perd du côté du boulevard Magenta. On se croirait dans un film de Sautet, où des hommes pressés et songeurs faisaient défiler leurs vies accoudés à des comptoirs bondés et enfumés. Aujourd’hui, il y a la fumée des cigarettes en moins et l’œuf dur sur le zinc est devenu rare. Combien sont-ils ces buveurs solitaires, qui pour une fringale inopinée savent encore résister au racolage actif du poulet et du hamburger remâchés qui tapinent de l’autre côté de la place ?
Existe-t-il encore des spécimens capables d'engloutir une rafale d'œufs durs, comme le «Grand Stan» qui hurlait «Pompidou des sous» avec fort relent de houblon ? Il officiait au mess d'une caserne du Grand Est et nous semblait un géant avec sa tête glabre et ses larges mains noueuses. Il était grand buveur de Picon-bière, spécialiste reconnu de l'agencement de cantine et de la piqûre de pénicilline lors des déplacements outre-mer, qu'il raconta