D'elle, on a d'abord vu les grands yeux bleus en amande et ce voile de lassitude qui vient mourir au creux des cernes juste au-dessus de ses pommettes saillantes. Quand on l'aperçoit de loin et de dos, c'est sa crinière de jais qui impressionne. Comme une chevelure en colère qui balaie sans cesse le boulevard et se pose aux terrasses des bistrots. Là, si vous vous asseyez à proximité d'elle, vous contemplerez les doigts jaunis de sa main droite entre lesquels elle enchaîne les brunes sans filtre. Eté comme hiver, elle fume devant le Balto ou la Civette. Un petit café au creux de ses paumes et un ballon de rouge, le samedi soir. Tandis qu'elle fait les mots fléchés du Parisien, on s'interroge : comment s'appelle-t-elle ? Quel âge a-t-elle, 45 ? 50 ? Des mômes ? Un mec ? Une copine ? Des ex ? Et c'est quoi, cette grande fatigue dans ce si beau regard d'azur ?
Ce sont les hommes qui viennent la saluer aux terrasses. Ils lui claquent la bise comme si elle était l’un d’eux. La plupart des femmes passent leur chemin. Sauf quelques matrones du quartier qui l’enlacent avec affection. Elles se parlent avec tout le corps, avec des voix qui viennent du ventre, des seins, de la gorge. Parfois, la belle hausse le ton. Surtout quand elle fait la leçon aux chouffes et aux petits dealers qui tiennent le mur en face de la rôtisserie. Elle répète qu’elle les a tous vus grandir, ces gamins, qu’ils feraient mieux d’être au bahut ou de chercher du boulot. Les crapauds ne mouftent pas. C’