Lorsque j’avais une vingtaine d’années, j’étais souvent invité à déjeuner le dimanche chez les parents de Jean-Yves, un copain. Ils habitaient un pavillon de meulière à Brunoy, en banlieue parisienne. Jacques travaillait chez Peugeot, Jacqueline chez Saint-Gobain, ils se levaient tous les matins avant 5 heures, avaient des journées éreintantes, s’écroulaient le soir devant la télé. Le seul luxe était le déjeuner du dimanche. Un plaisir pour lequel ils ne comptaient pas. Cela commençait assez tôt, au retour du marché, avec un très long et très copieux apéritif. Il y avait du champagne, toujours le même, pour éveiller les papilles. Je me souviens avec précision de ces bulles fines et nerveuses du dimanche midi. Je parlais peu, je les écoutais. Le repas commençait, pantagruélique, se prolongeait tard dans l’après-midi, avec des rires immenses dans la petite salle à manger, des visages qui devenaient rouges à force de manger, de boire, et d’être content d’être là. Quelques colères aussi.
Fille d’une mère russe, Jacqueline avait le verbe haut, cela filait doux devant elle. Il fallait la faire rire pour calmer ses emportements. Puis en fin de repas, invariablement, elle racontait la guerre dans ce coin de banlieue. Son père caché quelque part pour échapper au travail obligatoire. Les bombardements, le rationnement, la faim. Cela me fascinait que le sujet revienne toujours au même moment, quand elle était repue. J’écoutais avec le même intérêt cette anecdote que je connaissais par c