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Saint James La maille a la cote

Installée en Basse-Normandie, la grande rivale d’Armor Lux fricote avec le tricot et les marinières depuis plus de cent cinquante ans. Elle vient d’être labellisée «Entreprise du patrimoine vivant» par Laurent Fabius.
La réputation de la maison, plus que cent cinquantenaire, n’est plus à faire : solide comme ses chandails à la maille si serrée que la flotte et l’usure du temps leur glissent dessus. (Photo Thierry Pasquet)
publié le 9 janvier 2015 à 18h36

En bleu et blanc, sous la pluie et le vent, l’usine fait sa fière à quelques encablures du Mont-Saint-Michel. Une sorte de paquebot où, depuis des décennies, on bouffe de la rayure et de la laine qui gratte au kilomètre. Bienvenue chez Saint James, que les amateurs de marinières et pulls marins qui ne sont pas du coin prononcent à tort à l’anglaise. En insistant bien sur le «James», comme dans James Bond, alors que l’entreprise (prononcer «Saint Jam», donc) se contente de porter le nom de sa commune de naissance : Saint-James, dans la Manche, Basse-Normandie, 2 710 Saint-Jamais, un gros cabaret pour touristes et des décennies à fricoter avec le tricot.

La réputation de la maison, plus que cent cinquantenaire, n’est plus à faire : solide comme ses chandails à la maille si serrée que la flotte et l’usure du temps leur glissent dessus. La voilà désormais confortée par un label convoité par tous ceux qui s’affairent dans le made in France : en octobre, le ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, a officiellement propulsé Saint James dans le très sélect club «Entreprise du patrimoine vivant», distinction de l’Etat pour les savoir-faire artisanaux et industriels d’excellence. De quoi tirer des soupirs d’aise au président de la marque, Luc Lesénécal, 51 ans, qui a du coup décidé d’ouvrir les ateliers de son entreprise aux touristes pour des visites guidées - avec grosse boutique à la sortie (1).

Deux basiques «nés de la mer»

Une balade qui vous transporte du grand froid de Terre-Neuve, où jadis les pêcheurs partis de Cancale, Granville ou Saint-Malo traquaient la morue, à New York, au Japon et en Corée, où aujourd'hui des midinettes et marins d'eau douce raffolent de la marque qui a su faire du style marin un indémodable. Mieux, une sorte de «casual chic» qui, en boutiques, corners ou comptoirs maritimes, la joue tradition et qualité un petit cran au-dessus (y compris en prix) de son éternel rival : un breton, plus jeune, plus gros (environ 82 millions de chiffre d'affaires vs 45 millions pour Saint James) et largement plus bruyant médiatiquement. Soit Armor Lux, qui eut à sa solde, à l'été 2013, un VRP de luxe quand Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, posa crânement roulé moulé dans l'une des marinières bretonnes, dont il habilla plus tard ses amis de la Fête de la rose à Frangy-en-Bresse (Saône-et-Loire). Trop injuste ? «Histoire ancienne. Nous, nous sommes apolitiques, minore Luc Lesénécal, avant d'envoyer quelques piques douces amères. Ça nous a fait sourire, le coup de Montebourg. D'autant plus que certains ont cru que le ministre portait notre marinière et nous ont envoyé leurs félicitations.» «Il faut quand même noter qu'Armor Lux est très loin de tout fabriquer en France. Pas plus leurs marinières que les bonnets rouges des manifestants», relance la responsable du marketing. «Nous sommes différents, reprend le président. Nous, on tricote, on confectionne tout ici, à Saint-James, avec 300 personnes (2). Seuls pantalons et chemises sont fabriqués dans le bassin méditerranéen. Et puis, eux, ils s'installent souvent en périphérie, alors que nos boutiques sont en centres-villes. Ils sont moins haut de gamme, sans connotation péjorative.» Ben voyons… L'affaire est entendue : les deux icônes des week-ends à la mer, des virées à moto, des concerts rock et des étés à tirer des bords à l'école de voile ne sont pas près de garder les moutons ensemble. D'ailleurs, sur cette fondamentale question des ovidés, c'est bien Saint James qui fut le premier… Ici, sur ce petit bout de terre normand, où paissaient jadis des moutons à laine, le fameux «il était une fois» Saint James commence en 1850 par une filature : à cette époque, on y teint, peigne et tisse des écheveaux et des pelotes vendus à des merceries ou des bonneteries qui en font des chaussettes ou des sous-vêtements. La mer est toute proche et, dès la fin du XIXe, sous l'impulsion de Léon Legallais (père et fils), Saint James se met à fabriquer des chemises de laine de pays pour les marins normands et bretons, avec un matériau à peine dessuinté : l'aspect gras de la laine est encore présent pour mieux assurer isolation et chaleur. Ainsi naît l'ancêtre du fameux pull marin, sorte de seconde peau qui permet d'affronter les embruns. Quelques années plus tard, au début du XXe, la marque se lance dans la marinière en coton, ce tricot rayé porté par les petits gars de la marine. Un pull, une marinière : les deux basiques «nés de la mer» vont bientôt gagner toute la côte atlantique et la coterie de la mode.

Un cap est franchi en 1913, lorsque Coco Chanel est la première à glisser des marinières dans sa collection et à lancer dans sa boutique à Deauville le «style marin». La vogue du pull à boutons sur l’épaule et des rayures, jusque-là boudées pour leur côté bagnard, s’enracine dès les premiers congés payés au bord de la mer, l’envie pressante des femmes de libérer leur garde-robe, puis l’essor des loisirs nautiques. Même si, en 1938, le rival Armor Lux pose sa première pierre, la vague jamais n’est retombée…

La visite de l’usine commence par une série de clichés de vedettes en marinière : Picasso, Audrey Hepburn, Jean Seberg, Cocteau ou plus récemment, Etienne Daho et surtout Jean Paul Gaultier, sublimé par le duo de photographes Pierre & Gilles…

En tricot, «l’équivalent d’un aller-retour terre-lune en un mois»

Après les paillettes, place aux bobines de laine qui proviennent désormais d'Australie, de Nouvelle-Zélande et d'Amérique du Sud. On pénètre enfin dans le dur : la salle des tricoteuses. Dans un ronron lancinant de va-et-vient, 24 heures sur 24, du 1er janvier au 31 décembre, 75 machines tricotent avec leurs deux têtes les panneaux dont on fera les pulls ou les gilets : le dos, le devant, les manches, le col dans un fil de même bain. Dont le légendaire «Matelot», avec ses quatre boutons sur l'épaule, ses poignets resserrés, sa base droite. Le classique des classiques (avec le modèle «Officier» un peu plus long), tissé très serré, 800 grammes sur la balance, 23 kilomètres de pure laine vierge au compteur et un secret archi bien gardé, une petite trace qui permet au fabricant de savoir quand et où le pull a été acheté : que ceux qui appellent le service consommateurs, après plus de vingt ans de bons et loyaux services de leur chandail parce que les poignets de leur pull prétendument tout neuf commencent à s'élimer, ravalent leur mensonge…

«Ici, nous tricotons l'équivalent d'un aller-retour terre-lune en un mois, reprend fièrement Luc Lesénécal. Nous réalisons nos propres modèles, qu'ils soient destinés au grand public, à l'armée de terre, de l'air ou à la marine nationale et depuis peu à la police. Mais des grands couturiers nous confient aussi en secret des bouts de collection.» Une fois les panneaux de laine terminés, direction le petit coin du raccoutrage. Celui des doigts de fées de femmes (dix-huit mois minimum de formation maison) qui, dans un silence monacal, traquent sous des néons et des grosses loupes le moindre défaut : une maille coulée, une impureté restée dans cette matière vivante qu'est la laine.

L'assemblage se fait dans une immense salle où s'affairent des ouvrières en marinières maison ou en chemisiers. Ambiance un rien sauna. Musique à fond. Sur l'air sautillant d'un vieux tube de variétés, «Qu'est-ce qui bouge le cul des Andalouses ? C'est l'amour», les pans de laine passent à la vapeur, histoire de stabiliser les mailles qui ne sauraient rétrécir au premier lavage. Et puis, ça pique, ça coud, ça raccroche chaque maille des cols au corps : pas question de faire une simple couture comme dans du vulgaire prêt-à-porter. On doit pouvoir passer sa tête dans un Saint James en toute élasticité.

Par petits groupes, chacun son boulot. A côté des «laineuses», les voisines débitent à la scie sauteuse des rouleaux de coton rayés qui deviendront des marinières, telle l'iconique «Naval», seize rayures bleues sur le corps, treize sur les manches, soigneusement alignées, ça va de soi. «Il faut compter cinq jours entre le tricotage et la marinière finie, quant au pull qui passe entre dix-huit mains, il faut quinze jours», explique le président, comme pour justifier les prix maison : des marinières qui démarrent à 38 euros, des pulls à partir de 90 euros. Qu'est-ce qui se vend le plus ? «Hors de question de renseigner la concurrence», balaie Luc Lesénécal, qui préfère se concentrer sur la stratégie globale de la maison, dont il a pris les rênes en 2012, après avoir longtemps œuvré à la destinée de la coopérative normande d'Isigny, son beurre, sa crème, son AOC : «J'aime les produits enracinés dans un terroir. Je suis normand. Et j'ai des tas de projets pour Saint James.»

Du pull qui pique et du caban qui râpe

Surtout ne pas mollir sur les collections, deux par an, 250 nouveautés, une centaine de classiques. Avec du plus «fitté» (comprendre près du corps) et des laines plus confortables mélangées à du mérinos ou de la polaire pour les plus de 60 ans, du plus rustique pour les 18-25 ans qui, sensibles aux valeurs d'authenticité, veulent du pull qui pique ou du caban qui râpe le cou. «Nous avons une nouvelle directrice de collection, et l'objectif de conquérir davantage les 30-45 ans, et les hommes, qui représentent 45% de notre clientèle.» Autre cap, mettre de plus en plus les voiles vers l'intérieur des terres («Bien sûr, nous sommes déjà à Paris, mais nous venons d'ouvrir une boutique à Lyon et à Dijon») et partir, comme jadis les marins du cru, aux quatre coins du monde. Présent en Asie depuis trente ans, Saint James, qui consacre 35% de ses activités à l'exportation, vient d'ouvrir un corner à Hongkong, négocie avec la Russie et rêve maintenant de s'envoler pour l'Amérique du Sud. Direction la Colombie, où la laine est une tradition et où l'on adore, paraît-il, les rayures. Là comme ailleurs, Lesénécal en est convaincu, «les consommateurs veulent des belles histoires. Mais des histoires vraies». Comme celle de…

(2) En 1990, la famille Bonte, qui détient Saint James, cède la majorité de ses parts à un holding à l’issue d’une reprise par les salariés qui possèdent encore aujourd’hui 5 % du capital.

Photo Thierry Pasquet.Signatures