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Libération

Un esprit sain dans un porcin

Charcuterie. Chaque mardi, Frédéric Martin, patron de la Triperie dijonnaise, mitonne son jambon persillé selon une ancestrale recette bourguignonne.
publié le 27 février 2015 à 17h26

Dans notre panier de reporter de goûts, il est des nourritures qui en disent long sur les bonnes ou les mauvaises maisons qui les fabriquent, ainsi que leurs tauliers. Prenez l’œuf mayonnaise, voilà un pilier de la carte de brasserie qui mérite que l’on s’y attarde quand on veut se faire une opinion sur la tenue de l’estaminet que l’on est en train de découvrir. Idem pour la bavette ou le faux-filet, qui sont des marqueurs efficaces pour se faire une idée de la qualité des produits servis et de l’aptitude du cuisinier à les apprêter. Et l’on ne dira jamais assez combien le paris-brest peut être un sésame ou, au contraire, un repoussoir quand il s’agit de jauger une nouvelle maison qui se veut gourmande.

Dans la catégorie charcuterie, on mise souvent sur le jambon persillé pour se rancarder sur le quidam qui l'a fabriqué et juger ainsi s'il s'agit d'un orfèvre de la chose porcine, ou au contraire un gâte-sauce massacreur de gorets. Car cet étendard de la gastronomie bourguignonne est capable du meilleur comme du pire. Et il ne laisse jamais indifférent, attendrissant même les plus durs de la couenne. Ainsi, en décembre, on avait exploré les augustes halles de Dijon (Côte-d'Or) pour concocter notre menu de fin d'année dans Libération (édition du 23 décembre), et Frédéric Martin, de la Triperie dijonnaise, nous avait délivré une magistrale leçon de foie gras au torchon. On s'était promis de revenir le mettre à table après avoir longuement lorgné son bloc baroque de jambon persillé.

maître-étalon. Nous voilà donc dans la banlieue de Dijon, un matin gris et froid de février où, au détour d'une venelle, on pousse la porte du laboratoire de la Triperie dijonnaise qui embaume la cochonnaille et le bouquet garni mijotant au long cours. C'est un antre tiède et vaporeux où s'activent Frédéric et Jean-François, son prédécesseur et ancien propriétaire de la Triperie dijonnaise jusqu'en 2009. Aujourd'hui à la retraite, le charcutier est un peu le gardien du temple du jambon persillé dont il a transmis sa recette à son successeur. Mais Jean-François a toujours un œil sur sa confection, ni trop chaperon ni franchement rangé des jambons. Il est surtout le maître-étalon du goût du «persillé», comme il appelle sobrement ce monument de la charcutaille dont il a appris la recette il y a un demi-siècle, lors de son apprentissage à Vitteaux, un bourg à une cinquantaine de kilomètres au nord de Dijon. «Je regardais beaucoup comment le patron travaillait, mais il n'aimait pas nous laisser faire. Moi, j'avais le droit à tout ce qui était le plus ingrat, nettoyer les gamelles et les boyaux», se souvient ce fils de maréchal-ferrant, tombé dans la bidoche dès l'enfance, car «ça lui a toujours plu». Frédéric, lui, était fils et petit-fils de boucher dans la Marne. «Un matin que j'étais ado, mon père m'a dit : "Viens, je vais te présenter ton patron."»

Mardi, c'est donc jambon persillé pour Frédéric, dont la semaine ressemble à un copieux inventaire de provisions de bouche : le lundi, il confectionne ses boudins noirs et différentes terrines (de foie, de lapin, de campagne…) ; le mercredi, il prépare lasagnes et autres plats traiteurs ainsi que les abats ; le jeudi, il cuit ses paupiettes, ses rosbifs et ses rôtis de porc, et il consacre le vendredi et le samedi à la vente aux halles de Dijon. Des saucisses sèchent dans un recoin discret de ce décor de carrelage et de métal, des marmites ventrues sont accrochées à des crocs de boucher et des brassées de persil tapissent un bac d'évier. L'univers du charcutier n'a rien d'ostentatoire, il paraît aussi sobre et humble que ses réalisations sont généreuses et goûteuses. «Regardez, je suis sûr qu'il date de 1900», dit Frédéric en exhibant un fait-tout bosselé.

Ce matin, à 4 h 30, il a démarré la cuisson de ses viandes dans une imposante chaudière. Il y a là pas loin d'un quintal de cochon mitonnant doucement depuis quatre heures avec thym, laurier, épices et poireaux, pour faire le jambon persillé, mais aussi le coti (les travers du porc) qui enchante la choucroute, les langues fondantes qu'égaieront la vinaigrette et les demi-têtes de cochon qui feront le fromage de tête. Pour le persillé, il faut du jambon bien sûr, mais pas seulement, «car ce serait trop sec», expliquent en chœur les deux charcutiers qui ajoutent de l'épaule de porc. Des tréfonds de la chaudière, Frédéric retire délicatement les morceaux de viande avec une large écumoire pour les poser sur un plan de travail où il va ensuite les débarrasser minutieusement du gras et de la couenne qui feront «la colle» du jambon persillé, puisqu'il n'est ici nullement question de pied-de-veau, de gélatine ou autre gelée industrielle pour assurer la cohésion du jambon persillé, petite merveille d'autarcie charcutière puisque rien ne se perd, mais tout se récupère dans le cochon.

Jean-François est en train de remuer une marmite ras la gueule de cette «colle», un bouillon épais qui exhale un puissant fumet de persil, de vin blanc et de vinaigre qui vous chatouille les narines. Pour le repas de Pâques en Bourgogne où, avant le gigot d'agneau, on mange traditionnellement le «persillé», Jean-François en fabriquait entre «250 et 300 kilos», dit-il en rangeant les groins et les oreilles de cochon sur une grille. Frédéric, lui, «en passe» entre 40 et 50 kilos par semaine. Il n'avait jamais connu un tel engouement pour le jambon persillé avant de reprendre la Triperie dijonnaise. Dans la Marne où il a appris et débuté dans le métier, c'était son boudin noir que les clients locaux et les vacanciers parisiens s'arrachaient. Au rayon charcuterie, on ne change pas comme ça les goûts et les couleurs du chaland. «Ici, j'ai pris des gamelles avec le bœuf cuit vinaigrette que je faisais dans la Marne. A Dijon, ce qu'ils veulent, c'est la salade de museau.»

Bac de Fer-blanc. Il n'est pas loin de 10 heures. La confection du jambon persillé exige du temps et autorise les conversations les plus inattendues. On cause de tout et de rien, de la pêche à la carpe qui passionne Frédéric, de la blonde d'Aquitaine qui a un grain de viande plus fin que la charolaise, des diktats de la grande distribution et des loucherbems qui ont déserté les campagnes. «Dans le temps, il y avait cinq bouchers-charcutiers à Vitteaux ; aujourd'hui zéro, constate Jean-François. Les gens gueulent qu'il n'y a plus rien, mais ils ne vont pas chez le boucher.»

Frédéric a fini de préparer ses viandes pour le jambon persillé. Dans un grand bac de fer-blanc, il les remue délicatement à pleines mains, à la recherche d'un petit os qui aurait échappé à sa vigilance et qui ferait désordre dans le résultat final. «C'est un métier difficile, il faut faire beaucoup d'heures. Et puis la charcuterie n'est pas une science exacte, un rien peut changer les choses», explique Jean-François. «La semaine dernière, j'ai laissé mijoter trois heures et demi, ce n'était pas assez cuit. La météo joue beaucoup, il suffit qu'il gèle au matin et la cuisson est beaucoup plus longue», poursuit Frédéric en ajoutant un hachis d'ail, d'échalote, de persil, de l'aligoté et du vinaigre de vin rouge aux morceaux d'épaule et de jambon qu'il mélange ensuite doucement. Jean-François goûte le résultat. Silence. «Il faut que tu rajoutes du vin blanc et du vinaigre», souffle-t-il. Frédéric s'exécute puis pose sur la table des moules à jambon, sortes de gros blocs métalliques dans lesquels il va assembler ses persillés. D'abord, en tapissant le fond avec de la couenne. Puis, il trempe chaque morceau de viande dans la colle chaude avant de les agencer minutieusement dans les moules. «Il faut tous les poser dans le même sens pour donner un bel aspect au jambon persillé», explique-t-il en désignant un long fuseau de jambon : «Celui-là, vous allez le retrouver à la coupe.» Frédéric a les mains rougies par son ouvrage : «Il paraît que les bouchers-charcutiers ont les mains les plus douces. Normal, on est tout le temps dans le gras, l'eau chaude ou froide», sourit-il.

Midi approche, les jambons persillés sont presque achevés. Le charcutier va les oublier, un peu, en chambre froide : «C'est comme les autres charcuteries, il faut attendre trois, quatre jours pour qu'elles renforcent leurs goûts. Ne faites jamais une terrine la veille de Noël pour la déguster le lendemain.» Le persillé que l'on goûte est au firmament de sa saveur, belle tranche rosée de viandes, veinée de persil et d'aromates, et qui fait la paire avec un verre de montagny premier cru blanc. Un vrai duo bourguignon.

(1) Halles centrales de Dijon. Rens. : 06 63 78 30 36.