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Libération
Reportage

Le charme dit skrei du cabillaud

Partie de pêche au large des îles Lofoten, en Norvège, en quête du représentant le plus raffiné de l’espèce des «Gadus morhua».
De janvier à avril, les marins de Lofoten pêchent le skrei, le nec plus ultra des cabillauds. (Photo Frederike Arndt.Skrei Norwegian Seafood Council)
publié le 27 mars 2015 à 17h36

En ce mois de mars, des têtes de cabillauds fraîchement pêchés sèchent sur des étendages de bois plantés sur des rochers, battues et rebattues par le vent qui, dans ses gifles, charrie du sel marin. La scène claque dans l’œil. Première image des îles Lofoten, archipel d’une beauté pure et brutale au large de la côte nord de la Norvège. Falaises déchiquetées encore enneigées. Mer sombre et poissonneuse.

C'est là, dans ce petit bout du monde au-delà du cercle polaire, que se déroule chaque année un étrange ballet de janvier à avril : une partie de pêche ancestrale pratiquée par des hommes qui, comme les Vikings en leur temps, filent dans leurs embarcations sur les traces du nec plus ultra de la famille des cabillauds, le skrei. Skrei comme «j'avance», du mot viking «skrida». Fidèle à son patronyme, l'animal migrateur s'avale chaque année entre 1 000 et 2 000 kilomètres depuis les eaux glaciales de la mer de Barents pour venir frayer dans son archipel natal. Nourri au fil de son périple de capelans (un petit poisson des mers arctiques) et de krill (des petites crevettes d'eau froide), il offre à son arrivée aux Lofoten une chair musclée et nacrée. Un corps plus long, une silhouette plus pointue, et une peau plus colorée que ce sédentaire de cabillaud côtier.

Ce matin-là, après plusieurs jours de mauvais temps, les pêcheurs sont nombreux à quitter le petit port d'Henningsvær avec l'espoir de rattraper le temps perdu. On embarque à bord du Symra, un vieux bateau en bois de quelque 14 mètres de longueur, piloté par capitaine Franck, flanqué de Geir, 52 ans. Après quinze années passées dans la marine, ce dernier est revenu pêcher dans le coin. «Comme mon grand-père. Parce que la mer, la pêche, c'est la liberté.» Après vingt minutes à peine de mer, le bateau chahuté par des courants à mettre à l'envers le cœur des marins d'eau douce, un premier groupe de skreis est repéré. Geir s'affaire. «On lâche la ligne à 70-80 mètres de profondeur. Dès qu'elle touche le fond, il faut vite la relever. Le poisson est là. Dans les 40 mètres de profondeur.» Le premier animal qui sort frétillant de l'eau est accueilli avec émoi. Mais vite égorgé. Saigné. Puis conservé dans un bac d'eau de mer glacée. «Certains partent vers 6 heures du matin. Reviennent au port quand ils ont fait le plein, puis repartent encore. C'est la pleine saison. Cette année, le skrei est arrivé un peu en retard, sans que l'on sache pourquoi et mi-avril, ce sera fini. La mer se sera réchauffée, le skrei reparti. Viendra alors le temps du haddock.»

Une peau parfaite

Alors, ça pêche. Par centaines. A la ligne, comme sur le Symra, à la palangre avec des lignes pleines d'hameçons, au filet aussi. Posés la veille, les pêcheurs, habitants des Lofoten ou venus du reste de la Norvège pour la saison, les relèvent le matin. Le plus souvent avec de petites embarcations de dix à quinze mètres avec un ou deux hommes à bord.

Les fonds sont-ils raclés ? La Norvège, parmi l'un des premiers pays à imposer des quotas de pêche, clame surveiller son stock de skrei qui, par millions, font chaque année le voyage. L'an dernier, quelque 69 000 tonnes ont été sorties des eaux, petite goutte de luxe parmi les 470 000 tonnes de cabillaud en tous genres pêchées en Norvège. «Le skrei est très convoité. Il l'a toujours été», explique Geir. «Mais n'est pas skrei qui veut», précise Maria, du Centre norvégien des produits de la mer (créé en 1991 par le ministère de la Pêche, à Oslo) qui accompagne l'équipée en mer. De fait, ce poisson fait, depuis 2006, l'objet d'un label. Alors quand Geir et les autres pêcheurs, après quatre heures en mer, livrent leur prise aux sites de réception du poisson disséminés sur l'archipel, le tri est strict. Environ 30% de la pêche seulement porte l'appellation skrei. Le reste finit ses jours sous le simple nom de cabillaud. A consommer frais ou séché au vent marin. Les têtes d'abord, quand on redoute encore le gel qui altérerait les chairs. Les corps entiers un peu plus tard quand la météo devient plus clémente.

Le skrei est sélectionné pour son apparence parfaite, sa fraicheur et la qualité de son conditionnement. (Photo Frederike Arndt.Skrei Norwegian Seafood Council)

Premier critère pour être un vrai skrei ? L’apparence. Le poisson ne doit présenter aucune blessure ou même égratignure, mais offrir une peau parfaite d’un vert luisant couverte d’une fine pellicule un rien collante, ce qui exclut une partie des poissons blessés par les filets. Il doit avoir été pêché vivant : une tache rouge marron au niveau de la nuque, normalement bien blanche, trahit un décès antérieur, en mer. Il doit ensuite avoir été saigné sur le champ, et correctement : ça, un nez affûté le repère fissa, tandis qu’un œil expert détecte des traces de sang sur les nageoires. Fin du fin, la bête ne doit pas avoir traîné plus de douze heures entre la pêche et le conditionnement : très frais, et dûment tâté par un doigt, il reprend aussitôt sa forme initiale. Le reste n’est qu’emballage. Jamais congelé, le skrei voyage dans des caisses, ventre vers le bas pour mieux préserver ses fibres et sa texture, avec de la glace autour du cou. Et surtout un petit drapeau planté au pistolet dans sa première nageoire : son certificat «skrei de Norvège». Le voilà prêt à gagner nos marchés (en deux jours), où il tente, à coups de pubs dans les magazines, de se faire un nom d’exception dans la mêlée des cabillauds et des morues (du cabillaud séché).

Rock’n’roll

A voir tant de précautions prises, une question forcément taraude : ce poisson n'a-t-il que la gueule ? Son goût est-il vraiment à la hauteur de son corps de grand nageur ? La question fait bondir Kalle, hôtelier des Lofoten, particulièrement soucieux d'entretenir les traditions de l'archipel. Il vous invite aussitôt à une dégustation de skrei dans les règles de l'art. Non sans vous avoir quelque peu torturé auparavant avec un petit verre d'huile de foie de morue à ingurgiter cul sec (comme tous les enfants norvégiens le matin), suivi d'autant d'aquavit pour vous dégraisser la bouche. On a à peine le temps de se reprendre qu'il vous sert un classique du pays : un Mølje. Soit du skrei poché servi avec ses œufs, et une sauce faite avec son foie, le tout accompagné de pommes de terre. La chair ferme du poisson convainc. On s'en pourlèche les babines quand, le lendemain, le très rock'n'roll chef norvégien Sven Erik Renaa (1), ancien candidat au Bocuse d'or, lauréat du «meilleur plat de poisson», l'exalte dans un court-bouillon avec une liste d'ingrédients longue comme un skrei (entre 50 cm et 1 mètre à l'âge adulte) ou vous le sert saisi sur des tranches de pain noir, avec une petite rémoulade à base de pommes. «Nous en faisons des festins pendant toute la période de pêche, à la poêle, au four, jeté dans l'eau bouillante», raconte Alph, originaire des Lofoten, qui après l'école se faisait de l'argent de poche en se livrant à un exercice délicat : retirer la langue du fameux poisson, un mets d'exception, comme les joues. Aujourd'hui encore, la mission est confiée aux enfants qui, chaque année, se réjouissent de l'arrivée du skrei. Et regrettent leur rituel voyage de retour dans la mer de Barents, accompagnés dans les eaux par des milliards d'œufs fécondés charriés par le Gulf Stream. Ceux-là, à leur tour, vers l'âge de 6 ou 7 ans nageront un jour jusqu'aux Lofoten. Dans ces îles où un artiste facétieux a traduit le mot «cabillaud» en anglais (cod) pour inscrire en grand sur un mur du port d'Henningsvær : «In cod we trust».

(1) Le cuisinier qui a notamment été chargé de confectionner le dîner des 70 ans de la reine Sonja, a publié plusieurs livres de cuisine disponibles à la Librairie gourmande de Paris. Rens. : www.librairiegourmande.fr