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Libération

La banane, brassée dans la brousse

Urwagwa . Depuis plus de cinquante ans, Paulo prépare la boisson fétiche du Rwanda. Un tord-boyaux à boire à la paille.
publié le 29 mai 2015 à 18h36

Quand on l'a rencontré dans la pénombre de ce débit de boisson crasseux, Paulo sirotait une grande bière dans sa barbiche blanche, les pieds nus craquelés de terre, un petit chapeau quadrillé sur le crâne. Ses yeux bleu pâle se perdaient dans un souvenir ou un secret, un vieux vélo aussi poussiéreux que son pantalon reposait contre le mur et la nuit tombait sur les collines de Kanka, à Kinazi, dans le centre du Rwanda. «Ce vieux-là sait l'histoire», a murmuré son ami Maurice en buvant une gorgée de Coca.

Dans le temps - celui d'avant le génocide de 1994 -, le père de Maurice donnait des vaches à Paulo. Quand les massacres de Tutsis commencèrent dans la région, Paulo, hutu d'après sa carte d'identité, cacha le père de Maurice pendant plusieurs jours, mais Maurice ne le retrouva pas. Des membres de la famille de Paulo participèrent aux massacres. De cette période-là, on ne saura pas plus. Paulo continue une vie commencée en 1920, «pendant le règne du roi Musinga».

Aujourd'hui, on l'appelle respectueusement mzee, «vieux» ou «sage» en swahili. «Paulo sait l'histoire», a répété Maurice alors que les bouteilles de bière et de Coca se vidaient, et on s'est plu à entendre : «Paulo, c'est l'histoire.» L'histoire du Rwanda et celle de sa boisson fétiche qu'il partage avec son voisin le Burundi : l'urwagwa, traduite - du fait de sa fermentation - «bière de banane» par un quelconque administrateur colonial belge, à peu près à la même période où Mzee commençait sa vie.

Le lendemain matin, un léger zef berce les palmes de bananiers et une poule zigzague parmi les hauts troncs noirs. On est chez Paulo, sur une des collines dominant la vallée de la rivière Akanyaru, qui descend jusqu’au Burundi. Son nom est gravé en majuscules sur un petit banc de bois planté contre le mur. Une petite maison de terre et de tuiles se tient au milieu d’une vaste parcelle où poussent, dans un parfum de menthe sauvage, manioc, haricots, avocats, patates douces, sorgho, bananes à manger et bananes à boire. Il faut avoir une grande parcelle pour faire la bière, qui demande beaucoup de jus et que Paulo prépare une ou deux fois par mois - le meilleur moment étant la saison sèche, entre mai et août. Il la vend ensuite dans les environs 250 francs rwandais la bouteille (moins d’un euro).

Venu de la région voisine du Bugesera pour trouver des terres à cultiver, Paulo a planté ses premiers arbres en 1959, au moment de la «Révolution sociale» des Hutus. «Les premières bananes sont arrivées en 1962, se rappelle-t-il, assis dans sa maison sans électricité. A l'époque, il n'y avait que de la forêt, on se battait avec les lions et les hyènes qui attaquaient nos vaches.» Paulo s'arrête, cherche combien d'enfants il a eu. Il sait juste que sa famille compte cinq générations aujourd'hui.

Mémoire. C'est le premier jour du processus qui mène à la fabrication du breuvage, servi dans n'importe quel «cabaret» du pays : simples salles où, assis sur un banc parfois dès le matin, des hommes (moins souvent des femmes) s'alcoolisent lentement, en buvant à la paille de petites bouteilles en verre remplies d'un liquide jaunâtre. Comme ceux de tout tord-boyaux, ses effets sont souvent peu réjouissants. Certains en boivent pour oublier leurs morts, d'autres leurs crimes, mais bien souvent la mémoire est plus forte que l'alcool. «Beaucoup de paysans ne mangent pas de la journée mais boivent de l'urwagwa», constate Paulo. On ne boit pas ça dans les cafés branchés de la capitale. Alcool du pauvre, l'urwagwa reste deux fois moins cher que la bière, dont les marques se multiplient au Rwanda depuis les années 60.

Dans six jours, la bière de banane pourra être goûtée. La première étape consiste à entasser les fruits encore verts sur un lit de feuilles de bananier sèches, puis à les recouvrir d'une seconde couche de feuilles jeunes. En dessous, un trou a été creusé où chauffent des braises. Paulo a prévu 15 régimes de bananes, qui donneront environ 80 litres de jus. Avec l'une de ses innombrables enfants qui doit avoir le tiers de sa vie, il les coupe avec l'urunana, sorte de longue serpe crochetée, «la vraie machette rwandaise, celle d'avant la colonisation», précise Paulo - pas celle du génocide. Son long corps maigre se tord pour enfermer les bananes dans l'espèce de paquet cadeau que forment les feuilles. Après avoir hurlé aux enfants de ne pas s'approcher, Paulo recouvre le tout de terre noire et souffle sur les braises par une ouverture laissée en dessous. En kinyarwanda, la langue de ce pays où on prépare l'urwagwa comme le pot-au-feu du dimanche, il y a même un verbe pour tout ça.

Une semaine plus tard, on est de retour chez Paulo. Il porte le même chapeau et le même pantalon. Entre-temps, Mzee a retiré les bananes de leur trou, où elles ont macéré dans la chaleur conjuguée de la terre et du soleil. Il y a ajouté du sorgho pilé et a filtré le tout à l'aide d'herbes sauvages. Enfin, il a replacé les bidons de jus au chaud sous leurs feuilles. Trois jours plus tard, avoisinant les 30 degrés, l'alcool est apparu dans ce liquide épais, au goût fumé et légèrement aigre, où flottent des grains de sorgho noircis par le feu. On le goûte dans un bidon en plastique jaune et en partageant la paille avec notre hôte : tradition oblige, mais tradition qui disparaît peu à peu au Rwanda. Autrefois, on faisait tourner la calebasse en terre ou en bois, et chacun tirait sur le chalumeau. «Ça, c'est l'indakamirwa, précise Paulo. Le jus sans eau, juste de la banane et du sorgho.» La précision est importante dans un pays qui a interdit l'ajout d'autres alcools à l'urwagwa original. Depuis quelques années, des fous furieux le mélangent à du gin ougandais.

Dot. Assis sur son petit banc, Paulo parle souvent d'un temps appelé «avant». «Avant, commence-t-il, on échangeait une journée de travail contre deux bouteilles. On travaillait, on buvait de l'urwagwa si on avait soif, et on repartait travailler. Ça s'est terminé avec l'arrivée de l'argent.» «Avant, continue-t-il, on buvait l'urwagwa dans une cruche. Maintenant, c'est dans des bidons en plastique et dans des bouteilles de bière.» «Avant» encore, les chefs de village et les femmes avaient droit à l'itnangaza, la bière de banane mélangée à du miel, plus prestigieuse, plus durable et plus alcoolisée. Les temps changent : de nombreux producteurs de bière de banane se regroupent en coopératives ou la vendent à des usines de mise en bouteille. Inconcevable pour Paulo : «Si je m'entendais bien avec mes voisins, nous pourrions peut-être travailler ensemble.» Au Rwanda, il arrive que le temps d'avant continue : on offre toujours un litre d'urwagwa à la famille de la mariée au cours d'une cérémonie de dot, il arrive qu'on en boive pour une naissance, «et quand je reçois un visiteur, je lui en offre à boire», raconte Mzee.

Dans la mémoire de Paulo flotte aussi le souvenir d'une grande famine qui décima la région en 1944, celui d'un colon belge qui importa une nouvelle race de bananes depuis le Congo, et celui de la dynastie nyiginya, qui a régné pendant plusieurs siècles au Rwanda. Les rois et la boisson sont liés par l'histoire, et quand on écoute Paulo, on croit revivre un temps que les moins de 60 ans n'ont pas connu. «L'urwagwa est apparu dans la région du Gisaka, sous le règne de Rwagaburi, croit-il savoir. On ne peut pas cultiver la banane dans les montagnes du Nord. Le centre du Rwanda a toujours été fertile, c'est la région du roi, et le roi avait son propre goûteur d'urwagwa à la cour.»

Soudain Paulo disparaît dans une pièce, en ressort avec une veste bleue, un chapeau noir et un long bâton de berger. Sa silhouette voûtée avance sur la piste qui mène au cabaret. Dans trois ans, ou cinq, il aura parcouru le siècle. Le vieil homme raconte que sa mère est morte à 140 ans «en buvant du lait et en mangeant de la viande». «L'urwagwa, ça fait rester fort, et ça fait bien dormir, mais c'est trop fort pour les femmes», blague-t-il en tendant les bras. Ses problèmes de ventre l'empêchent de manger beaucoup, mais pas de boire. Quand on lui demande pourquoi il continue de fabriquer l'urwagwa, Paulo répond : «A mon âge, qu'est-ce que je pourrais faire d'autre ?»