Le cas Rachel Dolezal, militante antiraciste blanche qui a dissimulé sa couleur de peau pendant une décennie, fascine les Etats-Unis. Et interroge la construction de l’identité dans un pays encore marqué par les frontières raciales héritées de la ségrégation. En France, l’histoire, révélée le weekend dernier, a été rangée au rayon des informations insolites, une anecdote bonne pour quelques entrefilets. Mais de l’autre côté de l’Atlantique, l’affaire n’en finit plus de susciter des kilomètres d’éditoriaux dans la presse et de commentaires en ligne, triturant une fois de plus l’une des grandes obsessions américaines : le concept de «race».
On résume pour les retardataires. A Spokane, dans le très blanc Etat de Washington, une enseignante de civilisation africaine et responsable de l'antenne locale de la NAACP (l'association historique de lutte pour les droits civiques des Noirs), se faisait passer pour noire depuis plus d'une dizaine d'années. Elevée dans le Mississippi, Rachel Dolezal a grandi aux côtés de deux enfants noirs adoptés par ses parents. Ce sont ces derniers, qu'elle tenait éloignés pour maintenir sa «couverture», qui ont révélé son «ascendance caucasienne» à un journal local. Des origines tchèques, suédoises et allemandes, «vraiment putain de blanches», a plaisanté le satiriste Jon Stewart dans son émission The Daily Show, s'emparant, comme l'ensemble des médias américains, de cette invraisemblable imposture. Une méprise qui illustre le rapport unique qu'entretiennent toujours les Américains avec les classifications raciales d'un autre siècle.
Passer de noir à blanc, et vice-versa
Au pays de l'Oncle Sam, contrairement aux apparences, être noir n'a pas forcément de lien avec la couleur de peau. La faute à la One Drop Rule («la règle de la goutte unique»), qui régissait la codification raciale des citoyens jusque dans les années 60. Il suffisait qu'une personne ait un seul ancêtre noir, aussi éloigné soit-il, pour être considérée officiellement comme noire. Ainsi, Walter White, fils d'esclaves métis et l'un des premiers secrétaires généraux de la NAACP, reconnaissait ce paradoxe : «Je suis un Nègre. Ma peau est blanche, mes yeux bleus et mes cheveux blonds, écrivait-il dans son autobiographie. Les traits de ma race ne sont nullement visibles sur moi.»
L'une des conséquences de l'inanité de ces barrières raciales fut la tentation de «changer de bord» pour de nombreux Afro-Américains à la peau claire au début du XXe siècle, afin d'échapper au racisme systémique qui régnait dans le pays. Un phénomène désigné sous le nom de passing. Des milliers de Noirs ont ainsi coupé les ponts avec leurs familles et leur culture, pour se fondre dans une nouvelle identité. Selon une récente étude généalogique basée sur des prélèvements ADN, presqu'un cinquième des hommes afro-américains seraient ainsi «passés» chez les Blancs entre la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Une transgression qui a longtemps stimulé les romanciers, de Boris Vian (J'irai cracher sur vos tombes) à Philip Roth (la Tache), constituant même un fertile sous-genre littéraire dans les années 30, articulé autour du mythe de la «mulâtresse tragique», qui craint que ses «gènes noirs» ne se réveillent chez ses enfants et trahissent ses origines… L'inverse est plus rare, mais des précédents historiques à Rachel Dolezal existent.
Influent promoteur new-yorkais dans les années 40, Monte Kay se présentait par exemple comme un jeune Noir à la peau claire pour se rapprocher des stars du be-bop, dont Miles Davis. Lequel ne s’était pas fait avoir, et avait «outé» Kay dans son autobiographie.
Marié à une Noire et résident de Harlem, le clarinettiste de jazz Mezz Mezzrow, «Nègre volontaire» autoproclamé, assurait que son immersion dans la communauté afro-américaine avait assombri sa peau… Arrêté par la police pour trafic de drogue, il tirait une grande satisfaction d'avoir été incarcéré dans les cellules réservées aux Noirs.
En 1983, Mark Stebbins, militant blanc à la NAACP, comme Dolezal, remportait un scrutin local dans un quartier majoritairement noir et latino de Stockton (Californie) en se présentant comme noir devant les électeurs. Le perdant de l'élection, un activiste réellement afro-américain, demandera la nullité du vote en dénonçant la manipulation, sans succès. Interviewé à la lumière de l'affaire Dolezal par Slate, Stebbins se considère toujours «culturellement, socialement et génétiquement» noir, même si ce n'est pas «sur [son] acte de naissance».
Plus incroyable encore, l'histoire d'Asa Earl Carter, membre du Ku Klux Klan et plume du gouverneur de l'Alabama George Wallace, ennemi juré de Martin Luther King au plus fort de la lutte pour les droits civiques. Dans les années 70, l'auteur du slogan «la ségrégation maintenant, demain et à jamais», se fait passer pour un Cherokee métis, sous le nom de Forrest Carter. Il signe un mémoire bidonné et une paire de westerns écolos et antiracistes, dont le célèbre Josey Wales : Hors la loi, adapté au cinéma par Clint Eastwood. La supercherie ne sera démasquée qu'en 1991, et les universitaires se disputent toujours sur la sincérité des écrits du klansman devenu indien.
Peut-on être «transracial» ?
Après plusieurs jours de silence, Rachel Dolezal s'est livrée mardi à l'inévitable confession cathodique sur la chaîne NBC. L'activiste, qui a démissionné de son poste à la NAACP lundi, préfère parler «d'identité complexe» plutôt que d'ethnicité. Elle «s'identifie comme noire», même si, concède-t-elle, elle est «visuellement» blanche. «A 5 ans, pour me dessiner, j'utilisais un crayon de couleur marron plutôt que rose», affirme-t-elle, assurant qu'assumer son identité noire au grand jour était une question de «survie». Accusée d'avoir commis un blackface (le fait de se maquiller en noir comme dans les minstrels, ces shows racistes de l'avant-guerre où les Blancs se passaient la face au cirage), elle se contente de dire «qu'elle n'évite pas le soleil».
Selon Dolezal, la confusion sur son identité a commencé dans la presse locale, qui l'a tour à tour décrite comme «transraciale» puis «biraciale». Elle dit n'avoir jamais menti, mais n'a pas non plus cherché à corriger les journalistes à ce sujet. Sur le site de la radio publique NPR, le blogueur noir Gene Demby a résumé le dilemme de nombreux Américains : «On lit partout : "Si Caitlyn Jenner a le droit d'être transgenre, pourquoi Rachel Dolezal n'aurait pas le droit d'être transraciale ?" Nous pensons au fond de nous-mêmes que les concepts de race et de genre ne fonctionnent pas de manière identique, mais on a vraiment beaucoup de mal à expliquer pourquoi.» Un nombre non négligeable d'Afro-Américains en vient même à défendre Dolezal. La trajectoire de Michael Jackson, dont la transformation physique était bien plus radicale que celle de Dolezal, sert ainsi de prétexte à des comparaisons douteuses.
L’expérience de la discrimination
Pour les éditorialistes de la chaîne ultraconservatrice Fox News, l'occasion est trop belle pour ne pas se laisser aller à des généralités à partir d'un cas aussi unique. Le cas Dolezal, selon eux, prouve que le racisme aux Etats-Unis n'est plus d'actualité. S'il est si pénible d'être afro-américain, pourquoi quelqu'un se donnerait autant de mal pour devenir noir, font-ils mine de s'interroger. Cependant, pour la plupart des Afro-Américains, la «négritude» renvoie à l'expérience de la discrimination, un argument particulièrement saillant dans le contexte actuel du massacre de Charleston et des bavures policières qui ont embrasé plusieurs grandes villes du pays, dont Saint-Louis et Baltimore. Argument repris par le frère adoptif de Dolezal, qui reproche à sa sœur de n'avoir pris que les «bons côtés» de l'expérience noire en se mettant «du maquillage foncé», abandonnant cette identité quand cela l'arrangeait. A l'instar du moment où elle a porté plainte pour discrimination contre une université historiquement noire qui lui refusait une bourse… parce qu'elle était blanche.
Sur Fox News, les parents de Dolezal ont justifié l'humiliation publique infligée à leur fille en se disant «inquiets du degré de malhonnêteté dont elle a fait preuve». Chaque jour, la presse semble découvrir un nouveau mensonge constitutif de «l'identité» de Dolezal. Déjà soupçonnée d'avoir inventé des agressions racistes à son encontre et fait passer un ami noir pour son père, elle aurait, selon ses parents, instrumentalisé des accusations d'abus sexuel contre l'un de ses frères, blanc, pour obtenir la garde d'un autre, noir, qu'elle présentait comme son fils… De quoi remettre en cause la sincérité de son engagement associatif.
De nombreux militants fustigent ainsi la distraction causée par ce fait divers hors norme, qui ridiculise au passage la vénérable NAACP. «Nous avons besoin d'alliés, pas d'imitateurs», a résumé Jessica Williams, chroniqueuse noire du Daily Show.