Comment les territoires réinventent-ils notre rapport à l’alimentation? Le vendredi 9 novembre, Libération et le conseil régional d’Occitanie organisent une soirée de débat et d’échanges avec des philosophes, des grands chefs, des agriculteurs, des consommateurs, des élus… A consommer sans modération.
C’est un bruit qui nous met la puce à l’oreille, un matin parfumé aux fleurs de tilleul à Saint-Gervais-sur-Mare, village de 800 habitants dans l’Hérault. Un coup mat, répétitif, comme le gant d’un boxeur sur son sac de frappe. Il y a de l’application, de la détermination, peut-être même un peu de rage dans ce son en provenance de la fenêtre grande ouverte de la cuisine de l’Ortensia (sans «h», s’il vous plaît, c’est de l’occitan), un restaurant avec chambres d’hôtes et un parc invraisemblable où l’on se perd au milieu des châtaigniers, des sapins et des herbes folles (1). Renseignements pris, le chef est en train de pétrir son pain avec vue imprenable sur cette montagne du Haut-Languedoc, où Eric Balan et sa compagne, Patricia Rochette, se sont installés en 2012.
Faire le pain n’est pas anodin dans un restaurant. Ce n’est pas un accessoire du menu, c’est un rituel qui scande les longues journées en cuisine, la petite musique instillée par un chef. Dans le cas présent, c’est même un peu du tempérament d’Eric Balan qui transparaît dans la poigne de son pétrissage. C’est ainsi qu’on a pu entrevoir ce cuisinier talentueux mais aussi délicat à saisir qu’une truite sauvage dans la Mare, la rivière coulant à Saint-Gervais. Car il est compliqué de tirer les vers du nez du chef de l’Ortensia, à peu près autant que de le sortir de sa cuisine, où il séjourne, au bas mot, dix-sept heures par jour. A peine une poignée de minutes, la veille au soir, il passe une tête dans la salle à manger avant de débuter son récital en duo avec Willy, son second et unique employé en cuisine.
Hardiesse du pèlerin. Eric Balan et Patricia Rochette ne laissent rien au hasard. Ils commencent par vous installer sur la terrasse de l'Ortensia, entre chien et loup, pour un apéro contemplatif face aux ruines du château de Neyran qui dominent le village. On croque dans un addictif voile de graines de lin confectionné avec de la fécule de pomme de terre sur lequel l'Armonia blanc (sauvignon, grenache blanc, muscat petit) du domaine Bassac (2) déroule fraîcheur et fruité. C'est l'un des vins apportés par François Delhon, qui a repris en 2010, avec un associé, le domaine à la mort de son père. Il y a trente ans, Louis Delhon fut l'un des précurseurs visionnaires de la viticulture biologique en Languedoc avec ses vignes au cœur de l'appellation côtes-de-thongue.
Neuf heures sonnent à l’église du village où l’on aperçoit des touffes d’herbes sur le clocher roman. Saint-Gervais-sur-Mare est posé sur la via Tolosana reliant Arles à Saint-Jacques-de-Compostelle. C’est peu dire qu’il faut avoir la hardiesse du pèlerin pour ouvrir un restaurant gastronomique dans cette nature, certes sauvage et préservée, mais où l’on compte les trajets avec une montre plutôt qu’un GPS en sinuant sur les raidillons qui mènent au col des Treize-Vents (580 mètres), aux confins de l’Hérault, du Tarn et de l’Aveyron. Mais quand la soupe est bonne, on oublie les ampoules aux pieds et les virages vous donnant le tournis à l’arrière de la voiture. Les fines gueules viennent et reviennent à l’Ortensia, profitant des chambres d’hôtes qui autorisent des soirées en pente douce. D’Albi, de Montpellier, de Toulouse, de Sète, de Castres et d’ailleurs. Confirmant ainsi le bien-fondé d’un projet alliant plaisirs des papilles et valorisation du territoire, que l’on découvre en croquant un ravigotant prélude de chair de tourteau et de glace au fenouil.
Pirojki à la truffe. Le restaurant est installé dans une propriété autrefois dédiée à la culture des hortensias, dont il reste de beaux spécimens. Tombé en décrépitude, l'endroit a été repris en main par la communauté de communes des Monts-d'Orb qui, avec le soutien financier du département, a réhabilité les murs de cette demeure bourgeoise afin d'y offrir un gîte et un couvert de qualité. Les élus ont auditionné plusieurs candidats, retenant finalement Eric Balan, passé par une pléiade d'étoilés et de Relais et Châteaux, et Patricia Rochette, qui a collectionné les directions d'hôtels de luxe. Leurs CV ronflent, mais ce sont leurs assiettes qui parlent encore le mieux.
D’abord avec cette ronde de pains où l’on opte pour un délicat feuilleté avec lequel on effleure la gelée de tomate qui soutient le thon mi-cuit. Le plat cède à l’air du temps, mais il révèle un accord malin entre l’acidulé et le moelleux. François Delhon débouche son Manpôt blanc (100% chardonnay, élevage en barrique) qui signifie «manchot» en occitan, un hommage à son grand-père, dont la moustache figure sur l’étiquette de la bouteille. Arrive une raviole de homard où batifolent des langoustines titillées par une vinaigrette à la betterave tioga et la pomme granny smith. On dirait une miniature entre terre et eau avec des arômes tout à la fois marins et fruités. Une leçon d’équilibre entre mise en scène et saveurs.
Avant d'apprendre la cuisine, Eric Balan a commencé par un CAP de pâtisserie. Il fait la synthèse de ces deux univers à l'Ortensia, où l'intuition du salé et la rigueur du sucré transparaissent dans ses recettes. Prenez son dos de maigre : c'est un poisson dont il a remplacé la peau par une viennoise d'agrumes posée sur la chair cuite à point avec une émulsion à la vanille et au citron vert. Voilà un plat aussi bon que beau, la balance n'étant pas si courante dans les assiettes des restaurants contemporains. «Je m'éclate davantage avec le poisson qu'avec la viande», concède le chef.
Originaire de Normandie, il a travaillé la ganache au chocolat en Bretagne avant de remplacer au pied levé un chef fugueur à La Plagne. Il passe ensuite par les fourneaux agités de Marc Veyrat, le domaine du Mont d'Arbois à Megève, le Château de l'île près de Strasbourg, le Louis XV d'Alain Ducasse à Monaco et part à Moscou cuisiner un an, «vingt-quatre heures sur vingt-quatre», avec deux interprètes pour un milliardaire russe qui exige des pirojki à la truffe. A 46 ans, Eric Balan fait partie de cette génération de chefs qui ont inauguré l'ultramondialisation de la cuisine où désormais, on peut passer en une poignée de mois des fourneaux de Paris à ceux de New York en passant par Hongkong. Mais c'est la lecture d'une simple petite annonce lors d'un déjeuner à Sète qui l'a rapproché du Haut-Languedoc : «On est venu voir l'endroit, ça nous a plu», se souvient-il. Le cuisinier s'est fondu dans le paysage en associant les producteurs de la région, faisant notamment la part belle aux légumes de printemps qui enluminent son filet de bœuf. Pour l'accompagner, François Delhon propose une pure syrah, vendue 6 euros à la cave : «On a toujours voulu montrer que l'on peut faire du bio sans forcer les prix», explique le vigneron.
Entre les oreillons d'abricot explosant en bouche, le carrousel chocolat-cacahuète et la rafale de mignardises, la fin d'un repas à l'Ortensia vire à l'énigme, gourmande certes, mais énigme toujours : comment peut-on défourailler un tel menu à deux en cuisine pour trente couverts ? «On est très organisés», dit sobrement le chef autour de minuit. Mais encore ? «On ne compte pas les heures, on aura tout le temps de dormir plus tard.» Aux fourneaux, il discute beaucoup avec son second : «On cherche sans arrêt, on essaie toujours de surprendre.»
Quand il n’est pas dans ses casseroles, Eric Balan prend tout juste le temps de soigner son coq flamboyant et teigneux et ses poules qui caquettent dans le parc. Il pédale aussi dix minutes sur son vélo d’appartement. Autant dire une injure dans ce paysage invitant à la randonnée en plein air. Cela dit, il s’autorise parfois une balade sous les chênes verts et, devinez quoi, il tombe sur une tache de morilles. Il faut dire que le Haut-Languedoc regorge de champignons. Si ce n’est pas le pays rêvé pour un cuisinier taiseux mais généreux…
- (1) L'Ortensia, 2, rue du Château, Saint-Gervais-sur-Mare (34). Rens. : www.restaurant-ortensia.com et 06 83 95 82 38. Menus à partir de 26 euros.
- (2) Domaine Bassac, 10, rue d'Emblan, Puissalicon (34). Rens. : 04 67 36 05 37.