Menu
Libération
décryptage

Pour le meilleur et pour le Pyrex

Plats, cocottes, ramequins… Le verre résistant à la chaleur fait depuis cent ans merveille dans les cuisines. Retour sur une saga qui allie chimie et gastronomie.
Pub des années 60. C'est dans les années 20 que Pyrex, né aux Etats-Unis, débarque en France. (Photo Pyrex)
publié le 3 août 2015 à 18h46

Il a été de nos premiers gratins dauphinois, pommes de terre comtoises, soufflés salés et sucrés. Il est de toutes nos lasagnes, poulets du dimanche, pommes au four. On lui est fidèle pour le meilleur, quand l’inspiration sublime trois fois rien d’ingrédients, comme pour le pire, quand le frichti vire à la ragougnasse. Avec lui, on vit les petits bonheurs de la bectance comme les grandes catastrophes en direct et en couleurs. C’est encore mieux que la télé puisqu’avec lui, on peut voir, goûter, toucher, renifler ce que l’on vient de commettre.

Alors, ça vient, vous devinez de qui on cause ? Non ? Encore un indice : il équipe 75% des cuisines françaises, de mémé à sa petite fille en passant par Tata et la voisine, non allez, tiens, on va écrire le voisin pour faire la nique aux pubs qui le présentent systématiquement entre les mains de la madame, monsieur étant je ne sais où, sûrement en train de siffler une Kro devant la téloche avant de dire «alors quand est-ce qu’on bouffe, j’ai faim, et que ça saute !» Comment, vous n’avez pas encore trouvé ? Avec lui, vous passez de la fournaise (220°) à l’eau glacée sans mettre en péril votre frichti. Allez, on est sûr que vous brûlez, munissez-vous de vos maniques et aidez-nous à sortir du four l’un des matériaux les plus usités dans nos batteries de cuisine : le Pyrex. Ben oui, vous voyez bien, vous ne connaissez que lui, ce verre à tout faire qui peuple votre cuisine en moules à soufflé ou à tarte, plat à gratin, ramequins, bols, verre doseur et qui en a vu de toutes les couleurs et de toutes les formes, au gré des modes ménagères et des humeurs des stylistes culinaires. Et ça ne date pas d’hier : figurez-vous que le Pyrex a 100 ans, ça vaut bien un beau livre (1) et un anniversaire gratiné. Allez, chaud devant !

Il était une fois un détournement

A l’origine, il n’était pas du tout prévu que le Pyrex croise les fourneaux. Nous sommes en 1915 aux Etats-Unis. Les chemins de fer américains soumettent un important problème à la compagnie verrière Corning : les lanternes électriques de leurs trains explosent à cause de la chaleur et du choc thermique, quand il pleut ou quand il neige. Il faut donc inventer un verre capable de résister à des écarts de température très importants et aux intempéries. Les ingénieurs songent au quartz, mais il coûte trop cher. Ils s’inspirent alors des travaux d’un chimiste allemand pour mettre au point le nonex, un verre rendu très costaud grâce à l’ajout d’oxyde de bore, d’où son nom savant de «borosilicate» : les trains peuvent désormais rouler tous feux allumés par tous les temps, alors que dans sa cuisine, Bessie Littleton peste contre les plats qui se fissurent dans son four.

Comme son mari Jesse Littleton, physicien chez Corning, cause boulot à table, elle a dans l’idée de tester un fond de cuve en Nonex pour cuire son prochain biscuit de Savoie. Bingo ! Le gâteau cuit tout joli et sans casse dans son moule transparent. Bessie concocte d’autres recettes avec succès qui incitent Corning à se lancer dans le matos de cuisine.

Vous avez dit Pyrex ?

La recette du Nonex est un peu modifiée pour rendre ce verre compatible avec une utilisation alimentaire. Maintenant, il faut lui trouver un nom. Chez Corning, on songe d'abord à «Py-right» puisque le premier plat étrenné fut un pie plate (plat à tourte en anglais). Après, ça se gâte au niveau de l'interprétation historique. Certains affirment que Corning a finalement décidé d'appeler son verre Pyrex, pour rimer avec Nonex. D'autres attribuent l'origine du mot Pyrex à la contraction de pyro (le feu en grec) et de rex (le roi en latin). Pour se faire un nom parmi les ustensiles de cuisine, les fabricants américains de Pyrex multiplient les démos de leurs moules à tarte et de leurs cocottes transparentes dans les grands magasins de l'époque. Argumentaire commercial : le verre est transparent, sans odeur et monte à 200° sans bouger d'une seule molécule, alors que votre vieille cocotte en fonte ou en terre sent le ragoût rance et retient de vilains microbes qui font mal au ventre.

Vive le bib facile à stériliser

Dans les années 20, Pyrex traverse l’Atlantique et débarque en France grâce à l’ingénieur Eugène Gentil, qui ramène chez Saint-Gobain la formule du verre borosilicate sur une feuille de calepin. A l’époque, la fabrication du verre, c’est encore la guerre du feu. Il faut avoir du coffre pour souffler à la main le Pyrex. Dans les verreries de Bagneaux-sur-Loing (Seine-et-Marne), Clovis et Léon Régent, deux fameux souffleurs dénichés par Eugène Gentil, travaillent sans protection le verre à 1 400°. Ils font venir des collègues de Belgique et de Normandie pour suivre la cadence qui augmente. Un objet surtout devient emblématique de la marque : le biberon, car le Pyrex est facile à nettoyer et à stériliser. Des générations de gones ont ainsi tété, sans le savoir, dans le borosilicate soufflé à Bagneaux-sur-Loing où l’on met au point une machine semi-automatique qui remplace les cannes des souffleurs de verre. Les articles sortant des fours sont exportés un peu partout en Europe.

L’autre star de Châteauroux

Non, Gérard [Depardieu], tu n'es pas tout seul à briller au firmament castelroussin, il y a aussi depuis quarante-cinq ans l'usine Pyrex. L'explication est simple comme un gratin de nouilles : jusqu'à ce que le général de Gaulle claque la porte de l'Otan en 1966, Châteauroux hébergeait une des plus grandes bases de l'US Air Force en Europe, qui faisait vivre la ville.

Après le départ des 8 000 Américains, la municipalité encouragea l’installation d’entreprises, dont Corning, qui démarra sa production en 1970 dans cette grande usine blanche siglée Pyrex, hérissée d’une cheminée et de silos contenant le sable, en provenance de Fontainebleau, qui constitue plus de 80% du verre. Chaque année, plus de 35 millions de pièces sont fondues dans l’usine de Châteauroux, qui emploie 450 personnes et exporte en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique. Après avoir été rachetée en 2006 par Arc International, Pyrex a été acquise en 2014 par le fond d’investissement américain Aurora Resurgence.

Accros aux sirops à l’eau

Vous avez aimé la sidérurgie version Bernard Lavilliers dans les Barbares («La nuit, le haut-fourneau mijotait ses dollars, la fumée ruisselait sur nos casques rouillés»), vous allez adorer la fabrication du Pyrex qui vous promet du son, de la sueur et des larmes de verre. Au départ est donc le sable + du bore + du verre recyclé qui sont chauffés dans les feux de l'enfer. Soit un four en briques réfractaires de 200 m2 contenant 170 tonnes d'une lave bouillant à 1 500°, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

L’usine de Châteauroux ne s’arrête jamais pendant la durée de vie du four, soit environ cinq ans. Il faut environ deux mois pour le refroidir, le vider et le reconstruire en briques réfractaires. Vue de près, la coulée du Pyrex est un savant mélange de haute technologie avec le chargement et le pilotage du four par ordinateur et de savoir-faire très humain quand les verriers scrutent le fil éblouissant du verre fondu atterrissant dans les moules où plats, ramequins, cocottes prennent forme. Ensuite, les pièces entrent dans la ronde infernale des brûleurs qui vont corriger leurs défauts et leurs bords tranchants. Parfois, un ouvrier s’empare avec une paire de pinces d’un plat imparfait qui rejoint le verre à recycler. Pour accroître leur solidité, les pièces sont ensuite trempées : elles séjournent un quart d’heure dans un tunnel où elles passent de 700° à 50° lors d’un refroidissement brutal qui comprime et renforce la surface du verre.

Toutes les heures, la résistance du Pyrex produit est vérifiée en chauffant un plat dans un four à 220° puis en le plongeant dans l'eau : «S'il casse, c'est que ça ne va pas», explique un verrier dans le vacarme et la chaleur des machines. Il fait 42° près du moulage des plats en Pyrex. Sur chaque ligne de production, les ouvriers vont prendre le frais dans des cabines climatisées où ils font grande consommation d'eau et de grenadine. L'ustensile de cuisine le plus compliqué à faire ? Le cuit-vapeur en Pyrex, avec ses 41 trous. Il faut environ une heure pour changer les moules et lancer une nouvelle production, qui parfois n'a rien à voir avec les fourneaux : à Châteauroux, on coule aussi des hublots pour machines à laver.

Vas-y Raymond, c’est du Pyrex

Durant les Trente Glorieuses, Pyrex voit la vie en couleurs, comme le formica des meubles de cuisine. Un autre «ex» est également une star des arts ménagers : Moulinex, qui hache la viande des «oiseaux sans tête», une recette en noir et blanc de Raymond Oliver, premier chef cathodique de la Radio Télévision française à qui on doit également, en 1961, Vos recettes de tous les jours dans Pyrex, le verre à feu. Plus tard, c'est le pâtissier Pierre Hermé qui crée des recettes adaptées aux plats en verre.

Outre les chefs, Pyrex travaille avec une pléiade de blogueurs culinaires. On en pince pour le «riz au canard», recette portugaise d'Isabel Zibaia Rafael, auteure du blog Cinco Quartos de Laranja.

L’anti-monte-lait résiste

Si la grande majorité des ménages possède du Pyrex, il reste une cible «à travailler», répète-t-on à l'usine de Châteauroux : la «femme de 25-49 ans qui ne nous connaît pas parce qu'il y a eu un "gap" de transmission en cuisine entre les générations». L'achat du plat à gratin est une affaire de saison : 60 % des ventes se font entre septembre et décembre, quand, aux premiers frimas, il vous prend des envies de gratin dauphinois ou de tartiflette. L'achat de Pyrex se fait essentiellement sur les rayons de la grande distribution et aussi dans le cadre des opérations «vignettes» où, en échange de sa fidélité, le client d'une enseigne se voit offrir ou vendre à bas prix un ustensile en borosilicate.

Si Pyrex a diversifié sa gamme de produits avec des cocottes en fonte d’acier, des moules en silicone ou des plats en céramique (fabriqués par d’autres), la firme continue de fabriquer un joli anachronisme : l’anti-monte-lait, que les moins de 60 ans auront bien du mal à reconnaître. A l’époque où il fallait faire bouillir le lait de la ferme au sortir du pis de la vache, ce petit rond en verre empêchait le débordement du lait bouillant de la casserole, en émettant notamment un bruit caractéristique qui alertait sur la nécessité de baisser le feu. Aujourd’hui, ce sont surtout les personnes non-voyantes qui utilisent encore l’anti-monte-lait.

(1) Passion Pyrex, 1915-2015, l'histoire des 100 ans d'une grande marque, Le Cherche Midi, 26 €.