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Libération
Habitat

Chambres avec ascenseur social

A Paris, environ 200 logements sociaux sont proposés à des jeunes, souvent boursiers, qui leur permettent de s’installer en colocation dans des appartements spacieux.
Adam, Mathilde et Roxane, dans l'appartement du XVe arrondissement où ils viennent d'emménager. (Photo Iorgis Matyassy)
publié le 21 septembre 2015 à 19h16

Chaque année, la même galère. Après le stress du bac et la coupure des grandes vacances, survient une sorte de Koh-Lanta incontournable pour les 2,5 millions d’étudiants français : trouver un logement. Face à la complexité de la chose, en particulier dans les grandes villes, de plus en plus se tournent vers la colocation. Alors qu’ils n’étaient que 5,1 % à opter pour cette solution en 2003, dix ans plus tard, ce taux a atteint 12,2 %, selon l’Observatoire de la vie étudiante.

A Paris, où l'affaire relève du parcours du combattant (chaque étudiant débourse en moyenne 597 euros par mois pour se loger), une solution a pris de l'ampleur ces trois dernières années : la colocation en logement social, présente également dans certaines grandes villes de province. Selon Ian Brossat, adjoint chargé du logement dans la capitale, environ 200 appartements du parc social sont ainsi actuellement proposés à des colocs étudiantes, sélectionnées sur critères sociaux, en fonction de plafonds de revenus principalement. Il s'agit de logements plutôt grands (T5 ou T6) aux loyers relativement élevés pour des familles. Résultat : une sorte de gagnant-gagnant. Les bailleurs évitent toute vacance (même si celle-ci est moitié moins élevée en Ile-de-France qu'ailleurs) et favorisent la mixité sociale. Les étudiants, eux, accèdent à plus de confort et à des surfaces plus grandes. Pour Marie-Christine Lemardeley, adjointe chargée de l'enseignement supérieur, il s'agit même de «lutter contre l'isolement, en tissant des liens profonds». Visite guidée dans trois appartements parisiens.

Rue de la Fédération, Paris XVe. T6, 177 m2 sur trois étages. Trois salles d’eau, terrasse. «Je vais pouvoir recevoir mes copines plus souvent»

Rarement une coloc aura accueilli tant d'invités en pleine journée. Ce mardi-là, à deux pas de la Tour Eiffel, défile une quinzaine de journalistes, conviés par la mairie de Paris à l'inauguration d'une coloc d'étudiants boursiers, tout juste installés dans l'ancien logement social de Frigide Barjot, ex-chef de file de la «manif pour tous». Un appartement érigé en symbole d'une ère qu'élus comme bailleurs veulent croire révolue. Fini, les abus dans les logements sociaux, martèlent-ils. «Il est temps que le parc social profite à ceux qui en ont besoin et qui respectent les règles», insiste Ian Brossat, adjoint PCF au logement à la mairie de Paris. Avant d'être boutés des lieux par la justice, Frigide Barjot et son époux payaient 2 850 euros par mois, quand un tel bien dans le privé pourrait se louer entre 3 500 et 5 500 euros. Après six mois et 75 000 euros de travaux, cinq étudiants ont posé leurs valises dans ce triplex. Une «opération assez exemplaire», selon Serge Contat, directeur général de la Régie immobilière de la ville de Paris (RIVP), qui dispose actuellement d'une soixantaine de logements loués en coloc à des étudiants, et n'exclut pas d'étendre ce dispositif à des apprentis. «Il y a deux ou trois ans, la coloc était encore un territoire inconnu pour nous. On a désormais un certain savoir-faire en la matière.»

Le logement est loué meublé et équipé, pour un loyer de 420 à 520 euros par personne tout compris, hors APL. Une aubaine pour Selma, qui vivait auparavant dans un studio de 20 m2 pour 650 euros. A 21 ans, l'étudiante en économie occupe la plus grande chambre (25 m2), avec balcon privatif. «Clairement, je vais recevoir mes copines plus souvent», se réjouit-elle. Adam, qui vient de faire sa rentrée à Sciences-Po, débarque de Saint-Nazaire. Après avoir «loupé le coche» pour une chambre en cité U, il n'a pas hésité en voyant l'annonce sur la plateforme de logements étudiants affiliée au Crous, Lokaviz : «Dans le privé, pour le même budget, je pouvais tout juste espérer une studette de 10 ou 11 m2 ou une chambre chez l'habitant.»

Les dizaines de candidatures ont été triées par une commission d’attribution de la RIVP. Selma et Adam partagent leur quotidien avec Mathilde, 18 ans, étudiante en chinois et violoncelliste à ses heures, Roxane, 19 ans, sa copine étudiante en japonais, et Nadia, la doyenne de 22 ans, en master d’urbanisme. Ils ont signé pour un an, reconductible sur dossier.

Rue de Turenne, Paris IIIe, T5, 96 m2, dans hôtel particulier du Marais. Deux salles d’eau. «Jusque-là, je ne pouvais pas, c’était beaucoup trop cher»

Mignardises, rafraîchissements et invitations aux élus : ici, la remise des clés aux quatre nouveaux colocataires a pris des airs de cérémonie officielle. «C'est un lieu symbolique. On en a mené des batailles ici», souligne le maire du IIIe arrondissement, Pierre Aidenbaum. Longtemps laissés à l'abandon, le bâtiment et ses neuf appartements ont en effet été squattés plusieurs mois en 2008 par le collectif contre le mal-logement Jeudi noir, avant d'être réhabilités en logements sociaux, dont l'un destiné à des étudiants de moins de 25 ans sélectionnés par une commission d'attribution de la mairie du IIIe. Car il y avait du monde sur le coup : avec son parquet, ses moulures au plafond, sa cheminée en marbre, l'endroit, meublé et équipé, avait de solides arguments, qui ont attiré en quelques semaines une cinquantaine de candidatures, alléchées par une annonce dans le journal de la mairie et sur les réseaux sociaux.

Côté prix ? 249 euros par chambre, hors APL. «Super étonnant pour le quartier», s'extasie Chamirane, 22 ans, qui potasse le droit privé à la Sorbonne. Le Crous ? La jeune femme a tenté sa chance deux années consécutives. «Sans réponse.» A 24 ans, Aurélien, étudiant en cinéma, tentait lui aussi depuis un moment de quitter le cocon maternel : «Jusque-là, je n'avais jamais pu. C'était beaucoup trop cher.» Grâce à un job étudiant, le jeune homme gagne 600 euros par mois. «Qu'est-ce que j'aurais pu espérer dans le privé pour ce prix-là ? Rien, si je voulais bouffer», tranche-t-il. Tous deux partageront la grande cuisine et le salon avec Jeanne, 18 ans, étudiante en médecine qui rêvait «de calme pour travailler» loin de ses frères et sœurs, et Hoel, le Rennais de 19 ans qui étudie les arts appliqués. Ce soir-là, un couple de voisins, «presque aussi anciens que l'immeuble», est venu trinquer avec les nouveaux occupants, ravis de leur installation.

Rue de la Chapelle, Paris XVIIIe. F5, 96 m2, dans immeuble sécurisé avec ascenseur. «C’est plus agréable qu’avec un proprio classique»

Dès l'arrivée dans la grande cuisine, une affichette chiffonnée saute aux yeux. On y lit des règles de vie : «Etre heureux chaque jour. Rire beaucoup. Rester motivé. Croire en soi.» De quoi refléter l'esprit de cette coloc formée début septembre, dans un appartement à loyer intermédiaire autrefois habité par une famille. «Il n'est pas toujours évident de trouver des familles qui puissent mettre 2 200 euros dans un loyer», analyse Véronique Quéméré, directrice territoriale d'ICF Habitat, le bailleur.

Depuis 2010, face à la forte demande, ICF loue donc une vingtaine de logements en colocation à Paris, sur les 10 000 qu'il possède. Pour simplifier la gestion, le bailleur repose sur l'intermédiation locative : c'est une association qui loue le logement, gère la paperasse, et sous-loue ensuite à des étudiants. Rue de la Chapelle, c'est l'association CoopColoc. A son lancement il y a un an, le dispositif, initié par la coopérative Solidarité étudiante, gérait trois appartements à Paris. Aujourd'hui, cinq, et il espère en compter onze fin octobre. «On s'adresse surtout à des jeunes qui, pour des raisons financières, ne quittaient pas le logement familial, explique Laurent Perl, coordinateur du projet. Dans le privé, ils pourraient envisager des 8 m2 sous les combles.» Ici, chacun a sa chambre, entre 10 et 12 m2, pour un loyer de 500 à 600 euros, hors APL.

Avec, en bonus, un accompagnement personnalisé par des bénévoles de Solidarité étudiante (vie en communauté, formalités administratives…) «C'est plus agréable qu'une relation avec un proprio classique», se réjouit Adam, 22 ans, étudiant en philo. Stéphanie, Equatorienne de 23 ans qui étudie l'anthropologie, est en France depuis trois ans, et à Paris depuis quelques semaines. «Je ne suis pas d'un naturel stressé, mais la recherche d'appart m'a donné l'impression d'avoir un poids sur les épaules.» Arnaques, loyers exorbitants, annonces douteuses… Comme ses camarades, Stéphanie en a un peu bavé avant de dénicher cette perle rare sur Internet. Nina, 20 ans, venue de Lyon pour intégrer l'Ecole du Louvre, dit même que «cette expérience lui a sauvé la vie : sans ça, je ne sais pas comment j'aurais fait, avec mes moyens». Même son de cloche chez Flore, seule Parisienne du groupe, qui vivait auparavant dans 45 m2 avec une copine pour 650 euros par mois. Tous les quatre apprennent encore à se connaître, mais ont déjà «un projet de BD» sur leur expérience, qu'ils afficheront dans le salon.