Menu
Libération
web

«Si tu cherches un truc différent…»

Comment trouver l’âme sœur quand on souffre d’un handicap ? «Libération» a recueilli des témoignages d’utilisateurs de sites de rencontres, spécialisés ou généralistes.
Paris, le 31 mars 2016 : illustration sur le handicap et les sites de rencontre. COMMANDE N° 2016-0470 MARTYNA PAWLAK (Photo Martyna Pawlak)
publié le 13 avril 2016 à 17h11

«Tu me fais faire un tour… dans ton vagin ?» ; «Donc je suppose que tu ne cherches pas un plan cul…» ou encore «Pourquoi es-tu là ? Tu ne devrais pas fréquenter quelqu'un en fauteuil ?» Toutes ces phrases si délicates sont autant de messages reçus par Kristen Parisi via Tinder. A 30 ans, cette Américaine paraplégique depuis l'âge de 5 ans a récemment raconté au site Refinery29 son expérience sur l'appli de rencontres. «Je me suis inscrite pour les mêmes raisons que beaucoup de femmes : je ne voulais pas m'engager dans une relation sérieuse, j'étais curieuse de savoir quel genre de mecs fréquentaient le site, écrit-elle. Au minimum, je pensais que ce serait drôle. Rien ne pouvait me préparer au déluge d'hommes agressifs, ignorants et blessants que j'ai pu croiser.» L'un lui demande sans détour si elle ressent quelque chose pendant le sexe anal parce que, si tel n'est pas le cas, ce serait «génial» à ses yeux. Un autre, médecin, répond quand elle précise avant une rencontre qu'elle est en fauteuil : «C'est dégoûtant !» avant de la bloquer… Avec tous, Kristen passait systématiquement de la «rousse sexy» avec qui ils avaient rencard à la «fille en fauteuil».

Accessibilité. Ce témoignage met en lumière la question de la rencontre amoureuse des personnes en situation de handicap. Pour Pierre Brasseur, doctorant en sociologie à l'université de Lille et auteur d'une thèse sur le handicap et la sexualité (1), «le débat sur les assistants sexuels a complètement squatté l'espace médiatique sur ces questions, laissant supposer que tous les handicapés auraient besoin d'assistance. Or, ceux qui vivent à domicile ont souvent une sexualité assez complète». Et l'envie, comme tout le monde, de faire des rencontres. «On ne privilégie pas forcément les sites de rencontres, il se trouve que la liste des endroits où on peut se rencontrer (speed datings, discothèques…) est de facto limitée par des problèmes d'accessibilité», précise Kareen Darnaud, vice-présidente de l'Association des paralysés de France, qui insiste : «Ce qu'il faudrait, c'est laisser le choix aux personnes en situation de handicap, en améliorant l'accessibilité de ces lieux "dans la vraie vie".» Au cours de ses travaux, le chercheur Pierre Brasseur a interrogé une cinquantaine de personnes en situation de handicap physique sur leur usage de la rencontre en ligne. Bilan ? «Ils avaient souvent l'impression qu'il n'y avait pas vraiment de place pour eux sur les sites généralistes, observe le sociologue. D'abord parce qu'il arrivait que leur photo, si elle affichait le handicap, soit refusée par les modérateurs, mais aussi, souvent parce que leur situation, si elle était exposée, avait un impact négatif sur les contacts

Ghettoïsation. Dès la fin des années 90, des sites spécialisés sont apparus, d'abord sous forme associative, comme Handiclub. C'était avant même le débarquement de l'un des géants du secteur, Meetic, en 2001. Une dizaine de sites ciblés existent aujourd'hui. Benjamin Cadranel, 32 ans, s'est lancé sur ce créneau avec son associé en 2010, en fondant Idylive, un site handis-valides, sur lequel environ 70 % des inscrits sont en situation de handicap. «J'étais bénévole auprès de l'Association des paralysés de France, se souvient le jeune homme. Je me suis aperçu que l'accessibilité est un frein à la rencontre, qui vient s'ajouter au handicap. Une personne qui souffre d'un handicap moteur lourd est souvent cantonnée chez elle ou à une zone géographique restreinte, ce qui laisse assez peu d'opportunités.»

Mais là encore, la solution proposée par le jeune homme n'est pas idéale : certains voient dans les sites spécialisés une certaine ghettoïsation des personnes en situation de handicap. Sur ces sites ou les autres, le même dilemme : quelle place accorder au handicap ? Faut-il le mentionner ? Comment ? A quel moment ? L'afficher sur ses photos de profil ? Libération a recueilli les témoignages de personnes qui ont fait l'expérience des sites de rencontre avec un handicap.

(1) «Sens interdits : une enquête sociologique sur Amour et Handicap».

Martin, 34 ans, auteur et musicien, Paris«Sur AdopteUnMec, mieux vaut être auteur en fauteuil que beau gosse qui ne sait pas écrire»

«J’ai fait des allers-retours sur les sites de rencontres pendant deux ou trois ans, principalement AdopteUnMec et Tinder. J’avais vachement peur de la rencontre en ligne, surtout à cause du fauteuil, des préjugés. La première question qui se pose est celle de la place accordée au fauteuil : est-ce que tu le mentionnes tout court ? A quel moment ? Dans quelles proportions ? J’ai décidé de l’afficher, mais pas sur la première photo. En fait, j’ai essayé de montrer à quelle place il est dans ma vie : il est là, j’en parle, sans honte et sans tabou, mais je ne suis pas que ça. En revanche, il était clair que je ne pouvais pas ne pas le mentionner. Sur AdopteUnMec, certaines filles te donnent rendez-vous, te laissent leur numéro, mais découvrent que tu es en fauteuil une heure avant de te voir, lorsqu’elles potassent ta fiche sur le site. Et elles annulent. Par ailleurs, c’est assez incroyable le nombre d’infirmières et d’éducatrices qui venaient me parler. Je me dis qu’elles n’ont pas choisi ce métier pour rien. Plusieurs fois, on m’a aussi écrit des romans, j’étais un peu un déversoir. Mais, globalement, le fauteuil n’a pas été un frein, parce que j’ai de la tchatche, du recul… J’ai la chance d’être auteur, et donc de maîtriser les mots. Et je pense que sur AdopteUnMec, mieux vaut être auteur et en fauteuil qu’être super beau gosse et mal écrire. Il me semble par ailleurs que c’est à la personne handicapée de mettre à l’aise ses interlocuteurs et d’anticiper un peu. Par exemple, je pense que beaucoup de filles se demandent si je peux baiser, sans oser poser la question. Du coup, en général, pour y répondre, je passais par des moyens détournés, rigolos : au pif, si on me demande si j’ai des passions, je réponds quelque chose comme "la musique et faire l’amour dans la neige". Je pense qu’il y a une certaine misère sentimentale, sexuelle, affective qui fait le succès de ces sites. Pour moi, les utilisateurs, surtout les filles, y cherchent un truc un peu différent, après des échecs à répétition. Moi, je pouvais répondre à certains critères : si tu cherches un truc différent, au moins, je le suis ! Celles qui dépassaient les préjugés arrivaient vraiment bras et cœur ouverts. Du coup, c’était presque un avantage.»

Hélène, 38 ans, Yonne«On m’a dit que je n’étais “plus consommable”, “plus baisable”»

«J’avais pas mal d’amies en situation de handicap qui avaient du mal à trouver un plan d’un soir sur les sites de rencontres. Alors j’ai décidé de mener une petite expérience sur AdopteUnMec, pour m’amuser, et peut-être aussi pour éveiller les esprits. Je me suis créé un profil, sans afficher mon handicap (j’ai la maladie des os de verre). Je crois que j’avais juste fait une allusion à des roues dans mon pseudo. On discutait, et au moment où les mecs proposaient une rencontre, je disais : "Je suis en fauteuil". Je voyais bien que cela les effrayait, surtout pour une passade. Et quand je disais ce que j’avais, ils avaient encore plus peur. Peur de "me casser". Ils se défilaient, et quand je demandais des explications, ils trouvaient des excuses.

«J’ai une amie qui souffre de la même chose, à qui un type a dit : "Oh non, je ne peux rien faire avec toi, j’aurais l’impression de te violer !" Au final, j’ai rencontré quelqu’un dans la vraie vie, et il me semble que c’est la meilleure solution : cela laisse plus de place à des goûts et des convictions similaires. Dans la vraie vie, on voit une personne en chair et en os, alors que sur les sites, les gens sont plus là pour conclure, et forcément c’est plus compliqué quand on est handicapé, car les gens ont peur, ils s’imaginent le pire derrière leur écran. Les sites spécialisés ? Pour moi, ils sont un nid à arnaques. Un ami de ma mère s’est fait escroquer une grosse somme d’argent par un réseau. Et puis il y a une forme de ghettoïsation sur ce genre de sites qui me déplaît. Autant je comprends qu’on crée des sites pour les végétariens, par exemple, parce que c’est une conviction qu’on choisit, mais ce n’est pas le cas du handicap.»

Lydie, 23 ans,  étudiante en droit  de la santé, Rennes«Les gens ont peur du handicap, ils s’imaginent le pire derrière leur écran»

«Depuis six ans, je souffre d’hémiplégie partielle, à la suite d’un accident du travail. Concrètement, je ne peux plus utiliser mon bras droit, je marche avec une béquille, je ne peux pas rester debout trop longtemps, je tombe régulièrement… Après ma convalescence, une période au cours de laquelle je me suis sentie assez isolée, je me suis inscrite sur un site de rencontres. J’étais nouvelle dans la région, alors j’avais envie de discuter avec des gens, pas forcément de faire une rencontre amoureuse.

«Evidemment, je me suis demandé quoi faire de mon handicap. Et puis, je me suis dit : "A quoi bon mentir ? Si on se rencontre en vrai, ils le verront bien…" Alors, j’ai écrit : "Handicapée, mais pas que." Quelque part, je crois que c’était un moyen de faire le tri entre les gens bien et les autres. Pas mal d’hommes m’ont agressée verbalement, gratuitement… J’ai reçu des messages comme "Qu’est-ce que tu fous là ?", "T’as pas le droit de vivre", "T’es plus consommable", "T’es plus baisable"… J’en pleurais derrière mon écran, mais je leur répondais quand même, ne serait-ce que pour leur dire de passer leur chemin si je ne leur convenais pas. Et puis j’ai fait une rencontre sur le site qui m’a fait comprendre qu’il n’y avait pas que des minables sur terre. Un mec de mon âge, avec qui j’ai pas mal accroché. On a tout de suite parlé de mon handicap, je lui ai expliqué ce qui m’était arrivé. Il comprenait, ça lui était égal. Après le handicap, d’autres choses ont pris le relais dans nos conversations. Du coup, un climat de confiance s’était installé, et je ne craignais plus de le voir. Malheureusement, il a dû s’éloigner pour son travail… Cela m’a quand même un peu redonné confiance. Pour autant, j’ai quitté le site pour privilégier les rencontres réelles. C’est plus simple : les gens ont le son et l’image et ils voient ma béquille tout de suite.»

Photo Martyna Pawlak