(Nike Air Jordan 1 Bleu/Jaune de Cyril. Photo DR)
Rouge et noir. Classique. Jeanne Mas. Stendhal. Pour Michael Jordan, légende vivante des Chicago Bulls et du basket-ball, ce sont avant tout «les couleurs du diable». Cette répulsion a failli empêcher l'essor d'une chaussure de sport légendaire : la Air Jordan 1 (AJ1). Bien avisé le sportif dont la marque éponyme pèse 3,5 milliards de dollars de ventes annuelles, a répondu favorablement aux avances de l'ange déchu. Lancée en 1985, la paire est devenue un tube planétaire qui rassemble collectionneurs, connaisseurs et opportunistes. Tous s'inclinent devant ses courbes. Trente cinq ans plus tard la marque est le pilier, la quintessence de la culture sneakers. Les modèles de chaussures Air Jordan vont de la 1 au numéro 32.
Cyril, 39 ans, a un souvenir mitigé de la première fois où ses yeux se sont figés sur la AJ1. Il a alors 17 ans, la télévision balance une rétrospective sur MJ. «Il n'y a pas eu de coup de foudre. Je ne me suis pas dit waouh mince il me la faut.» Le journaliste indépendant a grandi à Vaulx-en-Velin. Pour voir des Jordan, il faut squatter le parquet de l'Astroballe, la salle de basket de l'Asvel (l'Association sportive de Villeurbanne éveil lyonnais). L'ado rêve des paires qui enflamment le podium goudronné de sa commune : «Air Max 1, 90 et les Cortez.» Autant de modèles frappés du «swoosh» (la virgule), signe distinctif de Nike dont l'ascension s'est arrimée à celle d'un gamin né à Brooklyn en 1963.
L'idée du logo Jumpman vient de ce cliché de Michael Jordan réalisé pour le magazine Life en 1984. (D.R.)
Le juteux mariage Jordan-Nike
1984. Après trois ans de carrière universitaire en Caroline du Nord – couronnée par une médaille d’or aux Jeux olympiques avec l’équipe des Etats-Unis- MJ intègre la NBA et quitte le basket amateur. Destination Chicago. En attendant le début de la saison 1984-85 il se demande quelle chaussure de sport porter. Adidas a sa préférence. Son entourage tente une première approche. Rien. Converse rencontre «MJ» et lui propose de rejoindre leur escouade de superstar : Magic Johnson, Larry Bird… Ça vend du rêve. Mais celui qu’on appelle «His Airness» reste dubitatif sur sa place parmi ce gratin des parquets et se demande si Converse compte apporter des innovations technologiques dans les années à venir à ces chaussures. On lui répond qu’il sera traité comme les autres (100 000 dollars par an pendant cinq ans et port des mêmes modèles). Jordan sort déçu. Par un jeu d’intermédiaires, il se retrouve dans les bureaux de Nike en perte de vitesse. Convaincue de miser sur Jordan pour se refaire la cerise, la firme lui propose une paire personnalisée qui portera son nom et les exigences technologiques qui vont avec. Selon les estimations d’ESPN, le contrat, toutes primes comprises, s’élève à près de 7 millions de dollars sur cinq ans. Du jamais vu. Le designer Peter Moore Jordan se met au boulot.
Passé les années 2000 en France, la marque Jordan quitte les parquets. Cyril se défait de l'injonction familiale et bourgeoise de respectabilité : «sneakers = pas sérieux». En 2007, sa petite amie lui fait remarquer qu'avec son gabarit et ses pieds forts les Air Jordan 1 font office de pompes idoines. Le voilà fidélisé. Sa première paire est rouge et bleue. D'autres suivent. «Plus tard en me renseignant sur la Jordan 1, j'ai vu que c'était une paire interdite par la NBA. Ça me renvoie à mon histoire perso. Transgresser pour affirmer ses choix.» Ce témoignage de Cyril, démontre à quel point le coup marketing de Nike a construit le mythe Jordan 1.
Le grand coup marketing
Retour en 1984 après le deal et la validation par Jordan des chaussures couleur «diable», une campagne de communication se prépare, mais le modèle n'est pas encore prêt. En attendant, Jordan porte les Nike Air Ship (prototype de l'AJ1) pendant les matchs de présaison en octobre. Lors d'un match contre les New York Knicks, Jordan porte une Air Ship Bred (noire et rouge) qui transforme le destin de la Air Jordan 1. Présent dans le public, David Stern (le boss de la NBA) va contacter Nike de manière informelle pour la Air Ship rouge et noire interdite. La «51 rule» oblige, en effet, un joueur à porter au moins 51% de blanc sur ses chaussures. Une aubaine pour Nike et son plan de communication. MJ va jouer avec la Air Ship blanche et rouge en attendant la mise au point de la AJ1. Le 17 novembre, Jordan joue avec un modèle d'AJ1 Chicago uniquement composé de blanc et de rouge à l'exception de la virgule qui reste noire. L'histoire de la Air Jordan 1 Bred interdite des terrains et que Jordan a porté malgré une amende 5 000 dollars est un mythe. Il ne l'a portée pour la première fois en compétition qu'en février 1985 pendant le All-Star Game. Qu'importe, la légende du mec bravant les interdits fera vendre. Le modèle ne sera disponible qu'à partir du 1er avril 1985 pour le grand public. Avec un spot publicitaire qui dit en substance : «La NBA l'a interdit, mais rien ne vous empêchera de porter les nouvelles Air Jordan.»
2019, année faste
Bingo. Le modèle s'écoule à deux millions d'exemplaires en moins d'un an et rapporte plus 153 millions de dollars. Ruptures de stock. Hystérie. La figure sneaker addict émerge. Les prix explosent. On spécule sur des baskets. La Air Jordan devient un enjeu de sécurité publique. Les agressions et vols se multiplient. «Si vous me demandez qui les a popularisés la marque Jordan, je dirai Spike Lee», s'enthousiasme Cyril. Il pense notamment au personnage de Mars Blackmon (dans Nola Darling n'en fait qu'à sa tête) un fana de AJ. Elle sera également plébiscitée pour toute la culture hip-hop. «La Air Jordan, c'est se distinguer des autres quand tu la mets tu te sens au-dessus», s'amuse Cyril. Les rimes et les couplets s'enchaînent pendant trente ans. Mais en 2013, le morceau qui finit de le rendre mainstream est composé par le producteur superstar Mike Will qui invite Miley Cyrus, Wiz Khalifa et Juicy J. Le titre «23» fait référence au numéro de maillot de MJ.
De nos jours, la Air Jordan 1 continue sa route avec des rééditions multiples et des collaborations osées. Fin 2019, le créateur Youssouf Fofana, fondateur de la marque Maison Château Rouge devient le premier français à collaborer avec Jordan. La même année, la collaboration Air Jordan 1-Dior fait également grand bruit.
« L'industrie de la mode a des codes et des calendriers qu'il faut comprendre et maîtriser. Si on ne les respecte pas, on n'est pas visible » <br/><br/>Youssouf Fofana, co-fondateur Maison Château Rouge <a href="https://t.co/VeTXctSShD">pic.twitter.com/VeTXctSShD</a>
« L’industrie de la mode a des codes et des calendriers qu’il faut comprendre et maîtriser. Si on ne les respecte pas, on n’est pas visible »
— IRAWO💥 (@irawotalents) December 11, 2019
Youssouf Fofana, co-fondateur Maison Château Rouge pic.twitter.com/VeTXctSShD