«Merveilleuse découverte dans la Vallée. Tombe superbe avec sceaux intacts. Attends votre arrivée pour ouvrir. Félicitations. H.C.»
Si Lord Carnarvon avait été américain ou français, il aurait certainement lancé un formidable juron et se serait mis à danser autour de la table du petit déjeuner en recevant le télégramme de son ami Howard Carter, ce matin de novembre 1922, dans son manoir anglais de Highclere. Mais le richissime mécène était britannique jusqu’à la dernière fibre de ses vestes en tweed et il dut reposer sa tasse sans trembler pour se tourner vers sa fille et lui déclarer posément : «Darling, nous allons retourner à Alexandrie plus tôt que nous ne le pensions, je crois. Il semblerait que Howard ait trouvé quelque chose.» Après plusieurs décennies de fouilles sans réels succès, six longues saisons sur le site des nécropoles de l’ancienne Egypte et des centaines de milliers de livres englouties dans les sables du désert, la chance semblait enfin avoir tourné.
Pour les deux hommes tout avait commencé treize années plus tôt. En 1909, George Edward Stanhope Molyneux Herbert, plus connu sous le nom de Lord Carnarvon, était l’archétype du gentleman anglais : châtelain désœuvré, globe-trotter sportif et collectionneur richissime. Des problèmes de santé l’amènent à éviter les hivers humides du sud de l’Angleterre. Il se met à voyager et se prend de passion pour l’Egypte et sa civilisation perdue.
Réalisant que ses connaissances ne le mèneraient pas très loin, Lord Carnarvon décide de recruter un homme de terrain. Il fait la connaissance de Howard Carter, égyptologue déjà confirmé, alors à la recherche d’un emploi. Ce dernier, autodidacte passionné, excellent dessinateur, vit sur les bords du Nil depuis son adolescence. Il a un temps été inspecteur général des monuments de Haute-Egypte, avant de démissionner avec fracas. Persévérant, entêté, selon ses détracteurs, il est maintenant guide et vend des antiquités aux touristes de passage. La rencontre tombe à pic.
Les deux hommes s’entendent à merveille et commencent à travailler ensemble dans la nécropole thébaine de l’Assassif. Leur collaboration se poursuit quelque temps dans le delta du Nil mais tous deux n’ont qu’un but : explorer la mythique Vallée des Rois. L’occasion se présente en 1914, lorsque l’archéologue Théodore Davis abandonne la concession du site que Carnarvon s’empresse de reprendre. La grande aventure peut commencer.
Endroits discrets
Objet de tous les fantasmes, la Vallée des Rois se trouve sur la rive occidentale du Nil, face à l'ancienne cité de Thèbes, capitale religieuse du royaume, connue aujourd'hui sous le nom de Louqsor, au sud du pays. C'est là, dans un couloir de roche et de sable surplombé d'une cime imposante en forme de pyramide que furent ensevelis les souverains d'Egypte et quelques hauts dignitaires pendant près de quatre siècles (de - 1450 environ à - 1000 avant Jésus-Christ). «L'Egypte est une civilisation de la mort. C'est une préoccupation essentielle des pharaons. Et l'immortalité passe par la momification. La conservation des corps est fondamentale, explique l'égyptologue Florence Maruéjol, référente scientifique française de l'exposition Toutankhamon, qui a ouvert ses portes la semaine dernière à Paris (lire page VII). C'est un processus long et coûteux, codifié à l'extrême, qui ne peut être réalisé que par des prêtres.»
Le culte funéraire se déroulait dans la plaine. La Vallée, elle, était un endroit sacré interdit aux profanes. Dernières demeures des souverains, les tombes étaient de simples caveaux de deux ou trois pièces de dimensions modestes, taillées à même la pierre dans des endroits discrets. Les pyramides de l’ancien temps ayant montré leurs limites, il importait désormais de se faire oublier pour éviter les pillages.
Car de repos, les pharaons n’en connurent guère. Dès les premiers temps, les fabuleux trésors emportés pour favoriser leur voyage dans l’au-delà furent l’objet de toutes les convoitises. Les profanateurs de sépultures - bandits de grand chemin ou simples ouvriers - ne s’intéressaient pas seulement aux objets de valeurs, cercueils en or ou meubles de bois exotique, ils visaient aussi les vêtements, nourriture et vins stockés dans les caveaux pour nourrir leur famille. Et il n’était pas rare que les tombeaux fussent visités quelques semaines à peine après leur fermeture.
Silence sur la Vallée des Rois
«Tant que l'Egypte disposa d'un empire puissant, pouvant compter sur les nombreux esclaves ramenés des conquêtes victorieuses, l'Etat arriva à subvenir aux besoins des temples, confirme Florence Maruéjol. Mais à partir de Ramsès III, dernier grand souverain du Nouvel Empire, la corruption commence à gangrener le pays.» La police de la nécropole est bien souvent incapable d'empêcher les intrusions. Quand elle n'est pas de mèche avec les pillards. Une tendance qui s'accélère lorsque le pouvoir quitte Thèbes pour s'installer dans le delta du Nil, au nord, laissant les gouverneurs désargentés, seuls face à ces trésors inestimables.
Conscients de l’outrage, les prêtres décidèrent alors, vers l’an 1000 avant J.-C., de regrouper les momies démembrées et abîmées dans des cachettes pour mieux les surveiller. Au bout de quelques siècles, il n’y eut plus grand-chose à voler. Les pharaons définitivement installés dans le nord se firent enterrer dans d’autres lieux. On oublia la Vallée qui retourna au silence du désert pendant près de trois mille ans.
Fouilles et inventaires
C'est dans cet état que la redécouvrent les archéologues du XIXe siècle. Endroit peu fréquenté, elle excite toujours la convoitise et les rêves de gloire des aventuriers et rêveurs, qui peuvent désormais s'appuyer sur le formidable travail de recension des scientifiques ayant accompagné Bonaparte lors de son expédition égyptienne. En 1822, Champollion avait redonné la parole à la langue morte des pharaons. Ne restait plus qu'à découvrir de nouvelles fresques. Pendant des années, on dégagea les tombes - vides -, on numérota les soixante-quatre caveaux mis au jour, on dressa l'inventaire des souverains et des reines. En 1881, la découverte de la cache de Deir el-Bahari recelant plus de 3 000 statuettes, des papyrus et trente-six cercueils contenant les dépouilles des plus grands pharaons d'Egypte - parmi lesquels Ramsès II - relança l'intérêt pour le site et les expéditions se multiplièrent. La Vallée se transforma en une surface lunaire parsemée de trous et de cratères.
Nous sommes désormais au XXe siècle après Jésus- Christ. Toutes les tombes de la Vallée ont été fouillées. Toutes ? Non, car un roitelet sans importance résiste encore et toujours aux chercheurs. Toutankhamon n'est alors qu'un nom dans la longue liste des pharaons de la XVIIIe dynastie. Avec humour, Carter dira un jour : «En l'état actuel de nos connaissances, nous pouvons affirmer que le fait le plus marquant de sa vie fut qu'il mourut et fut enterré.» Et de fait, ce petit souverain arrivé au pouvoir à l'âge de 8 ans dans des conditions obscures, successeur du grand pharaon hérétique Akhenaton et de la reine Nerfertiti, ne laisse que peu de souvenirs. On sait qu'il régna une dizaine d'années sous la tutelle des prêtres et remit à l'honneur le culte traditionnel d'Amon. Sa mort soudaine à 18 ans fut également sujette à controverses.
Comme celles des autres souverains, sa tombe fut visitée, vraisemblablement peu de temps après son décès, mais les pillards furent interrompus et n’emportèrent presque rien puisque la porte fut rescellée. Puis on perdit trace du caveau. Un violent orage de boue en a-t-il masqué l’entrée ? Il semble qu’ensuite des ouvriers construisant la tombe de Ramsès VI, deux cents ans plus tard, y aient déversé des gravats puis bâti leurs huttes sur ce remblai improvisé, enterrant définitivement le pharaon et son secret.
Un son étrange dans le sable
On en est là en 1914, lorsque Carter et Carnarvon prennent possession du terrain. A rebours de la plupart de ses collègues qui estiment que la Vallée n'a plus grand-chose à offrir, le nouveau directeur des fouilles reste obnubilé par Toutankhamon. «La nuit, je rêvais du pharaon disparu», écrit-il dans son journal. Car en 1905, son prédécesseur, Theodore Davis, avait mis au jour un bol de faïence sur lequel était inscrit le nom du jeune monarque. Deux ans plus tard, des vases de terre cuite et des fragments de feuille d'or sont retrouvés dans une tombe pillée. Eux aussi marqués du sceau de l'enfant roi. Davis en conclut qu'il a trouvé la dernière demeure de Toutankhamon et qu'il n'y a plus rien à chercher.
Carter, lui, interprète différemment ces trouvailles. Après un examen minutieux, il se rend compte qu’il s’agit de matériel d’embaumement et d’objets rituels utilisés lors de funérailles. La momie et ses fabuleux trésors restaient donc à découvrir. Mais où ? Toute la vallée ou presque avait été ratissée. Carter décide donc de se concentrer sur les zones de déblais couvertes par les expéditions antérieures. Ce qu’il fait avec la minutie et la patience qui le caractérisent pendant cinq saisons de fouilles ralenties par les aléas de la Première Guerre mondiale.
A l'automne 1922, Lord Carnarvon lassé de payer en vain menace d'abandonner les recherches. Carter lui arrache une ultime année de crédit. Intuition géniale. Au bout d'à peine cinq jours, un coup de pioche fait entendre un son étrange dans le sable. «Le 4 novembre, lorsque j'arrivais sur le chantier, un silence inhabituel me fit comprendre que quelque chose venait de se passer, raconta Carter dans son journal. On m'annonça aussitôt que sous la première hutte que l'on avait attaquée, on venait de mettre au jour une marche taillée dans le roc. C'était trop beau pour être vrai et pourtant nous étions bel et bien devant l'entrée d'un escalier creusé dans la pierre.» La longue quête vient de prendre fin.
La seconde porte apparaît
26 novembre 1922. Les quelques marches mises au jour au début du mois se révèlent en effet être l’entrée d’une tombe portant le sceau de Toutankhamon. Lord Carnarvon étant enfin arrivé en Egypte avec sa fille, l’heure de vérité approche. Pendant toute la matinée, le travail de déblayage se poursuit. Lentement, avec un soin infini, les ouvriers font la chaîne. Les paniers remplis de pierre vont et viennent. On parle peu. Au milieu de l’après- midi, à dix mètres de la première porte, une seconde apparaît, également murée. Les sceaux, un peu moins nets, sont toutefois reconnaissables.
Là encore, des marques de plâtre indiquent que la porte a été ouverte. Moment de flottement. Ultime doute. Il ne s’agit peut-être finalement que d’une autre cachette remplie de matériel funéraire ? La disposition de l’escalier et du couloir rappelle maintenant à Carter les lieux où son prédécesseur Davis avait trouvé des objets liés à l’embaumement d’Akhenaton, non loin de là. Certes, ce ne serait déjà pas mal. Et puis, si les prêtres ont pris la peine de refermer l’entrée, c’est qu’il reste des choses à protéger… Alors, on continue à avancer, centimètre par centimètre, en retenant son souffle.
Finalement, les ultimes pierres sont déblayées, un dernier panier de roches et de sable est hissé vers l’extérieur et Carter à genoux peut enfin se laisser glisser devant la dernière porte. Les mains tremblantes, il pratique une petite ouverture dans le coin supérieur gauche à l’aide d’une tige de fer. Il allume une bougie pour s’assurer qu’aucun gaz dangereux ne sort de la tombe et, avec une infinie lenteur, élargit le trou minuscule.
Plus personne ne parle. Un air moite fait vaciller un instant la petite flamme. L’obscurité est totale. Puis, à mesure que les yeux du chercheur s’accoutument aux ténèbres, des formes se dessinent lentement. D’étranges animaux, des statues, un enchevêtrement de jarres et d’objets hétéroclites, des fresques qui semblent s’animer, le souffle des dieux qui s’éveillent… Et, partout, le scintillement de l’or, le reflet des pierres précieuses. Carter est fasciné. Bouillant d’impatience, Lord Carnarvon, placé juste derrière l’archéologue, n’en peut plus et finit par briser le silence.
«Alors, vous voyez quelque chose ?»
«Oui, des merveilles !»
Le site de l’exposition Toutânkhamon, le Trésor du Pharaon