Menu
Libération
EN AVANT-PREMIERE

Jours tranquilles au Caire (2)

Arrivée au Caire en mars 2012 alors que la révolution vient de fêter son premier anniversaire, la jeune journaliste Isabelle Mayault tient ses chroniques. Les Egyptiens s’apprêtent à aller aux urnes pour la première fois de leur histoire et puis tout s’accélère... A paraître le 26 février chez Riveneuve Editions.
(copyright Isabelle Mayault)
par Isabelle Mayault
publié le 16 janvier 2015 à 10h07

Psyché révolutionnaire (Le Caire, le 25 juillet 2012)

Dans le cadre de mes recherches sur les relations entre violence politique et répercutions psychologiques, je rends visite au Docteur Mona Hamed, psychiatre. Elle est l’une des fondatrices du centre Nadim, premier centre de soins au Moyen-Orient consacré aux victimes de torture. J’arrive au pied de cet immeuble du quartier d’Ataba, au centre du Caire, au moment où, devant le kiosque, une trentaine d’hommes prient dans la rue, sur des tapis disposés sur le trottoir : le Ramadan a commencé depuis quatre jours et la ville est enveloppée de cette aura pieuse qui lui donne un visage inhabituel.

Dans la salle d'attente, il y a foule. Des familles attendent, l'air grave. Je me demande les raisons qui les ont poussés à venir. Puis la psychiatre arrive. Etant donné la pugnacité qu'il a fallu aux co-fondateurs du centre Nadim pour ouvrir, et maintenir ouvert, ce centre qui existe depuis les années 90, j'imaginais Mona Hamed costaude, sûre d'elle et parlant fort. Or c'est une femme réservée et timide qui m'invite à s'asseoir dans son bureau étroit avec vue sur le centre ville. Sa détermination me surprend parce qu'elle est énoncée d'une voix presque inaudible. «Au moment où la révolution a commencé, se souvient-elle, nous avons rêvé, l'espace de quelques heures, de fermer le centre de soins et de ne plus avoir de patients à soigner. Mais très vite nous avons compris que ce ne serait pas le cas, quand les patients ont commencé à affluer quelques jours seulement après le 25 janvier».

«Les militants qui sont victimes de traumatisme suivent généralement un schéma commun, explique t-elle. D'abord, ils viennent nous voir pour déposer leur témoignage, et ils ont l'air solide. Ils nous assurent qu'ils vont bien, ils ont le sentiment d'avoir fait leur devoir et cela les rend heureux. C'est seulement quelques semaines, et parfois, des mois plus tard, qu'on les voit revenir avec des symptômes post-traumatiques».

Mona Hamed a vu les patients arriver en masse au moment des élections présidentielles égyptiennes, en mai et juin 2012, c'est à dire des mois après le pic de violence atteint à l'hiver 2011, lors des affrontements entre révolutionnaires et militaires dans le centre du Caire. «Le traumatisme est un triangle autour de la personnalité du malade, la nature de la violence à laquelle il a été exposé et le contexte dans lequel évolue cette personne après le traumatisme», poursuit mon interlocutrice. «La frustration ressentie lors de ces premières élections présidentielles démocratiques a été, pour beaucoup, le déclencheur de sentiments jusqu'ici à l'état dormant».

Est-ce que le traumatisme est plus profond chez ceux qui sont victimes de la violence politique par erreur, sans s'être jamais engagé dans aucun mouvement progressiste ou anti-régime? La psychiatre Mona Hamed acquiesce. «Je me souviens d'une histoire que m'a racontée un avocat il y a quelques mois. Un homme de condition modeste, arrêté sans raison, et battu des pieds à la tête pendant son séjour au poste de police, s'est vu accusé, pendant son procès devant une cour militaire, d'attaque contre l'armée, la police, de dégradations de biens publics, etc. La liste était longue. Dans un état de choc, il s'est effondré. Il a commencé à crier qu'il n'avait jamais rien fait de tel. Il était devenu fou».

Alors je pense à Henri Michaux, qui écrivait dans Misérable miracle: «Et c'était tout au centre de moi, un sale petit trouble, un petit rien du tout pervers mais qui peut faire tout dérailler et que la spectaculaire violence de cette journée avait masqué d'orages».