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Libération
Oise

A Senlis, Séraphine fleur de l’art brut

Courts séjours en Francedossier
Longtemps plongée dans une torpeur pieuse et bourgeoise, la ville a acquis une renommée mondiale grâce à une femme de ménage-peintre immortalisée dans un film multi-césarisé.
Toile de Séraphine au Musée Maillol et la rue de la treille à Senlis. (Jean-Pierre Dalbéra/FLickr et Pixeltoo/Flickr)
publié le 23 janvier 2015 à 17h06
(mis à jour le 15 juin 2015 à 9h34)

A Senlis la royale, c’est la revanche du peuple ! Qu’une modeste femme de ménage, morte internée en 1942, puisse un jour assurer la renommée internationale de cette cité bourgeoise et catholique, voilà qui était, il y a dix ans encore, difficilement concevable. Qui connaissait alors Séraphine Louis, dite Séraphine de Senlis, comme on appelait certains peintres italiens du nom de leur ville ? Avant 2008, la célébrité de Séraphine se limitait à quelques cercles, ceux des collectionneurs et des spécialistes de l’art brut, cet art des autodidactes devenu, ces temps-ci, furieusement à la mode.

Aujourd'hui, les touristes japonais, russes ou australiens accourent volontiers à Senlis. Non pas - ce qui pourrait largement se justifier - pour ses splendeurs médiévales : la ville fut une sorte de résidence secondaire très prisée des rois de France qui, dans les alentours, s'adonnaient aux plaisirs de la chasse. Désormais, les visiteurs soupirent pour Séraphine, peintre improbable, pieuse et mystique. Nichée au cœur de forêts giboyeuses d'Ile-de-France, Senlis, voisine discrète de Chantilly, n'est pourtant guère facile d'accès. Au XIXe siècle, sa population, soucieuse de tranquillité et redoutant l'arrivée des hordes populaires venues de la capitale, s'était opposée à l'ouverture d'une ligne de chemin de fer.

Lacis élégant. Senlis, en soi, est un ailleurs, une ville hors du temps et des espaces habituellement identifiés. La cité a ses racines dans un lointain passé gallo-romain. Un peu à l'extérieur, il y a encore les vestiges des arènes. Ce n'est pas la banlieue (prononcer seulement ce mot serait presque un outrage), ni la province. A une quarantaine de kilomètres de Paris, il y flotte un peu de ce snobisme propre à la capitale. Depuis peu, les galeries d'art et les antiquaires commencent d'ailleurs à y faire leur retour. C'est lent et calme, coquet et cossu. Reposant, en somme. Il n'y a guère qu'à flâner et rêver, prendre son temps et respirer. Enserré dans son enceinte gallo-romaine (l'une des mieux conservées au nord de la France), flanqué de grosses tours de la même époque, le cœur de la cité est un lacis élégant de rues médiévales et pavées (prendre garde à bien se chausser !). Les noms pittoresques et poétiques s'égrènent : rue du Chat-Haret, rue de la Treille, rue du Puits-Tiphaine… Sa cathédrale gothique, célèbre dans l'histoire de l'art pour son portail ouest dédié à la Vierge, demeure le cœur battant de la ville.

Pour se poser, il y a, ici ou là, d'élégants et confortables salons de thé. L'ensemble est cohérent. Rien que des maisons médiévales, pour la plupart, même l'hôtel de ville s'est installé dans une belle bâtisse du XIVe siècle. Une ville comme un décor de cinéma. Senlis est justement très prisée des cinéastes. Parmi la centaine de films tournés là, pour la plupart historiques, certains ont leur notoriété : Cartouche en 1961 (avec Jean-Paul Belmondo et Claudia Cardinale), Peau d'âne en 1970 (avec Catherine Deneuve et Jean Marais), l'Avare en 1980 (avec Louis de Funès et Michel Galabru) ou encore la Reine Margot en 1990 (avec Daniel Auteuil et Isabelle Adjani).

Étranges alchimies. Séraphine Louis, c'est, une fois encore, une histoire de cinéma. En 2008, Martin Provost ressuscite le personnage, magistralement interprété par Yolande Moreau. Le film rafle sept césars et fait le tour de la planète. Au musée municipal d'Art et d'Archéologie, l'ancien palais épiscopal adossé à la cathédrale, Marie-Bénédicte Dumarteau, la conservatrice, confirme. Séraphine est désormais une célébrité mondiale. «En 2013, au musée, nous avons eu un afflux de touristes japonais, raconte-t-elle. En posant quelques questions, j'ai appris que le film de Martin Provost avait été diffusé sur une chaîne de télévision japonaise.»

A Senlis, on peut donc marcher sur les pas de Séraphine, de la cathédrale - où elle venait voler, dit-on, la cire des bougies pour ses curieux mélanges - à la petite chambre de bonne, rue du Puits-Tiphaine, où elle vivait et peignait. Orpheline de mère, ayant grandi auprès de religieuses, elle s’installe, à 40 ans, dans cette ville déjà bourgeoise, employée dans une famille. Mais elle préfère vite son indépendance, se trouve des ménages et des travaux de lessive. En secret, le soir, elle se livre à d’étranges alchimies pour créer ses couleurs et laisse aller son imagination. Obstinément, avant de sombrer dans une presque folie et être internée, elle crée une œuvre, laissant surtout à la postérité une douzaine de toiles de grand format, obsessionnelles dans leurs thèmes, composées d’arbres aux feuillages et aux fruits fantasmagoriques, rappelant ces arbres de Jessé, que l’on voit si souvent dans les vitraux médiévaux.

De Séraphine, les snobs disent que sa vie poignante comme une crucifixion vaut davantage que son œuvre. Le jugement est sévère. Peut-être faut-il un œil un peu exercé pour percevoir la force des couleurs, un art éprouvé de la composition et une sorte de mouvement hypnotique. A sa manière, Séraphine renouvelle le thème, certes un peu éculé et parfois un peu niais, de la nature morte. Le collectionneur et marchand d'art allemand Wilhelm Uhde ne s'y était pas trompé. La croisant à Senlis, il l'avait promue, organisant des expositions avec d'autres artistes qu'il appelait les «primitifs modernes», Camille Bombois ou André Bauchant. Pour voir les toiles de Séraphine, il faut aller aujourd'hui au musée Maillol, à Paris, ou au musée municipal de Senlis. La bâtisse a d'ailleurs du charme et vaut la peine qu'on s'y attarde. Elle recèle d'autres merveilles, comme cette célèbre tête d'homme barbu en pierre du XIIIe siècle ou cette étonnante statue antique d'une femme enceinte, ainsi qu'une collection stupéfiante d'une centaine d'ex-voto dédiés à la fertilité. Des fulgurances comme fut elle-même l'existence de Séraphine.

Photos Christophe Maout