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Puzzle

Les clans de Brooklyn

De Williamsburg, au nord, à Brighton Beach, au sud, les communautés se succèdent, sans se mêler. Dédale et dépaysement.
Dans les rues du quartier hassidique de Williamsburg. (Photo Pascal Perich)
publié le 27 mars 2015 à 18h06
(mis à jour le 3 novembre 2018 à 19h40)

Des cinq boroughs qui composent New York, c'est le plus peuplé. A Brooklyn, 2 millions d'habitants cohabitent, mais sans forcément se mélanger. Si la gentrification galope, au gré de ruches artistiques qui s'y installent de-ci de-là, comme à Williamsburg, ou Bushwick plus récemment, certains quartiers tiennent davantage de villages repliés, parfois fermés, sur leur communauté : hispanique, syrienne, afro-américaine, asiatique, polonaise, russe… Balade dans ces enclaves qui perdurent et livrent, au fil d'une promenade à pied, l'image d'un autre Brooklyn en forme de kaléidoscope.

Bushwick, dans le nord, est à 70% hispanique. Catalogué «quartier à risques» dans les années 80 et 90, ce district attire depuis trois ans une population jeune qui n'a pas les moyens de s'installer à Williamsburg. Jonas, 37 ans, est architecte et habite ici depuis deux ans : «Je vivais près de Park Slope [nord-ouest, ndlr], mais mon loyer devenait trop élevé. Ici, c'est encore abordable, mais pour combien de temps ? Chaque semaine, un nouveau bar ou restau bio ouvre.»

Devant les maisons, les familles se rassemblent sur les perrons, et les artères principales résonnent de musique latine dans un brouhaha permanent. Quelques rues plus loin, friches et locaux d'artistes sont recouverts par de sublimes graffitis (Troutman street, Bogart street). Bushwick bruisse d'une avant-garde artistique. Les restaurants branchés, comme la pizzeria bio Roberta's, ne désemplissent pas, et le quartier a son festival du film indépendant et son journal. «C'est un environnement très fragile, poursuit Jonas. Les communautés ont déjà commencé à déménager car les loyers deviennent trop élevés.»

Plus au centre, à Crown Heights, la gentrification n'a pas encore eu lieu. Les résidents, pour la plupart originaires des Caraïbes, cohabitent avec l'une des plus grandes communautés loubavitch au monde. Depuis les émeutes raciales de 1991 - entre juifs et Noirs -, le quartier a retrouvé un visage paisible. On descend du métro à Kingstone Ave et il faut longer Parkway Ave, à l'ombre des modestes brownstone, avant d'arriver au «quartier général» loubavitch, au 770 East Parkway.

A Crown Heights, devant le «770», «quartier général» de la communauté loubavitch. Photo Pascal Perich

On tente de se frayer un chemin sur la petite esplanade qui fait face au bâtiment construit en 1942. Le «770» est une synagogue, mais aussi une des plus réputées yeshiva (école talmudique) du pays. Sa façade a été reproduite à l'identique une vingtaine de fois dans le monde. Mendy Cohen a 40 ans, il travaille à Manhattan et vient prier tous les jours : «Les prières sont uniques ici. Depuis la mort du "Rabbi" [Menachem Mendel Schneerson, en 1994, considéré par certains loubavitch comme le messie, ndlr], sa chaise est, trois fois par jour depuis vingt ans, installée comme s'il était en vie. Cela crée des controverses, certains jugeant ce rituel proche de l'idolâtrie.» C'est aussi dans cette salle que se rassemblent les étudiants. «L'enseignement est religieux et tous les jours une caméra retransmet les prières sur le Web. Nous sommes très connectés, explique Mendy Cohen. Mais les jeunes se marient trop tard - autour de 30 ans. Ils passent trop de temps sur le Net : la technolog ie travaille aussi contre nous.»

Au sud de Williamsburg, la communauté hassidique de Satmar est dix fois plus importante que celle des loubavitch de Crown Heights. A quelques rues de la zone hipster, on glisse hors du temps. Il faut se poser à un coin de rue et regarder le ballet incessant des carrefours : les hommes sont en costume sombre, papillotes, barbe et chapeau noir, silhouettes échappées du XIXe siècle ; les femmes en jupe longue, la tête recouverte d'un turban ou d'une perruque, ont presque toutes une poussette. «Ils ont jusqu'à quatorze enfants par couple et viennent pour la plupart de Satu Mare, une ville de Roumanie, raconte Joshua, pédiatre de Manhattan installé à Williamsburg depuis six ans. Ils perpétuent un mode de vie très traditionnel, se protègent de l'extérieur, restent très cloisonnés, et s'opposent à l'Etat d'Israël.» Administrations, écoles, services médicaux, tout est organisé autour de la communauté, pour la communauté. C'est la fin de l'après-midi, un bus scolaire s'arrête pour se remplir de petites filles comme autant de bonbons enrubannés.

Dans les rues de Williamsburg. Photo Pascal Perich

Au Hatzlacha Supermarket, les caissières sont des caissiers à longue barbe et la musique est yiddish. On tente de discuter avec un vendeur, mais son regard est fuyant : les hommes ne sont pas autorisés à parler aux femmes qu’ils ne connaissent pas.

La promenade continue à Brighton Beach, à la pointe sud de Brooklyn. Le brouillard recouvre la jetée, il fait chaud mais le paysage semble glacial. Biélorusses, Ukrainiens, Moldaves, Ouzbeks, Azéris… soit à peu près toutes les nationalités de l'ex-URSS, peuplent cette petite enclave. Deux immenses restaurants font face à la plage : le Tatiana Nightclub et le Tatiana Grill. Sur les bancs, les hommes jouent aux échecs et des babouchkas écoutent leur transistor. Brighton Beach Avenue, l'artère qui tranche le cœur de cette zone appelée Little Odessa (les premiers juifs immigrant ici étaient originaires d'Odessa, dans le sud de l'Ukraine), est bruyante, agitée, et toutes ses enseignes sont en cyrillique : pour beaucoup l'anglais reste une langue étrangère

Sur la jetée, à Brighton Beach. Photo Pascal Perich

Zalim, 44 ans, est responsable depuis cinq ans du Kebeer, un bar grill. Originaire de Maïkop, capitale de la république russe d'Adyguée, il raconte : «Je suis arrivé à New York il y a une dizaine d'années. Je suis le seul de ma famille à avoir quitté le pays. Ce n'est plus comme avant. C'était comme une île pour les Russes, mais aujourd'hui il y a trop de mélange.» Depuis 2010, beaucoup de musulmans et d'immigrants d'Asie centrale sont venus à Brighton Beach. Zoé, sa collègue de 28 ans, née en Sibérie, a fait six ans d'étude dans la finance à Moscou avant de s'installer ici avec sa famille, en 2008. «Aujourd'hui il y a moins de Russes. Ils viennent uniquement pour les vacances. Ils n'aspirent plus au rêve américain.»

Une épicerie à Little Odessa. Photo Pascal Perich

Les allées de Gravesend, dans le sud, sont désertes, seuls quelques jardiniers et femmes de ménage s'affairent devant les maisons démesurées de ce quartier syrien au mode de vie traditionnel, comme l'explique Liliane, 31 ans, qui tient une bijouterie sur l'Avenue U : «Nous sommes très "famille". Si on s'éloigne d'un bloc de ses parents on trouve que ça fait trop loin !» Elle s'est installée à Gravesend il y a dix ans, après son mariage : «On se marie en général entre 18 et 21 ans. Mais aujourd'hui on va à l'université avant.» A chaque bloc, une synagogue, le prix des maisons augmente à mesure qu'elles se rapprochent d'un lieu de prière - pouvant atteindre 14 millions de dollars (13 millions d'euros) sur Ocean Parkway.

A Gravesend où les maisons peuvent atteindre 14 millions de dollars. Photo Pascal Périch

Plus loin, à Manhattan Beach, deux voitures stoppent devant une bâtisse à colonages. C'est la maison d'Eli Gindi, richissime promoteur immobilier dont la famille possède la chaîne Century 21, temple du shopping cheap. Leseter est son garde du corps depuis dix ans : «Nous sommes quatre à nou s occuper de sa famille. Il possède toute la rue.»Les premiers Syriens sont arrivés entre 1908 et 1924, d'Alep pour la plupart, mais une minorité vient de Damas. «Les deux communautés ne se mélangent pas. La prochaine génération sera probablement plus mixte», espère Liliane.

A voir et à manger

Buschwick

La pizza bio Roberta's ne désemplit pas. On y a vu Hillary et Bill Clinton, Jay Z… Essayez d'avoir une table à l'arrière du restaurant, dans le potager.
261, Moore Street. Rens. : 718-417-1118 ou www.robertaspizza.com


Créé en 2007, le quartier a son festival du film indépendant. La 8e édition aura lieu du 1er au 4 octobre. L'occasion de découvrir les cinéastes indépendants locaux. 
Rens. : bushwickfilmfestival.com

Les rues regorgent de fresques sublimes d'artistes comme Sticks, Icy & Sot, Nychos, ou le parisien Blek le rat. Pour ne pas en rater, on peut s'inscrire à des circuits gratuits.
Rens. : freetoursbyfoot.com/ bushwick-grafitti-bushwick-collective

Williamsburg-

Se promener dans les allées du Hatzlacha Supermarket et essayer les blintzes (crêpes frites) à garnir avec les légumes de son choix.
414, Flushing Ave.


Sander's Bakery ne ressemble à rien ou peut être à l'arrière-boutique d'une boulangerie, mais c'est délicieux et ça sent la cannelle et la fleur d'oranger.
159, Lee Ave.

Brighton Beach

L'épicerie de luxe Gourmanoff a ouvert, en août, à la place du théâtre local russe. Toute la russie qui se mange sur 1400 m2.
1029 Brighton Beach Ave.
Rens. : gourmanoff.com