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Libération
Afrique du Sud

Le Cap, point de repères

Grandes destinationsdossier
Deux mondes s’opposent dans la capitale parlementaire de l’Afrique du Sud. Celui, enchanteur, des beaux quartiers, des grandes villas et des guides de voyage, cède, à la nuit tombée, à un autre, raciste et violent, dans lequel ressurgit le passé tragique du pays.
Au Parc national de la montagne de la table, le 28 septembre. (Photo David Pickford. Corbis)
publié le 7 avril 2015 à 9h30
(mis à jour le 7 avril 2015 à 9h32)

Ce n'est pas une ville, c'est un mirage. Une oasis étrange et familière, suspendue au bout du monde, comme «un avant-poste du progrès», pour paraphraser le titre d'une nouvelle de Joseph Conrad. Lequel approfondira par la suite la même histoire dans son plus célèbre roman : Au cœur des ténèbres.

La référence n’est pas inutile, puisqu’il s’agit là aussi de l’Afrique. Et, plus précisément, de la ville du Cap, enclave éblouissante située à l’extrémité australe de ce continent inflammable. Reste à savoir : ténèbres ou paradis ? On ne saurait s’étonner que certaines des plus grandes plumes du polar sud-africain, Deon Meyer ou Roger Smith, aient élu domicile dans cette ville vertigineuse, qui sert de décor à la plupart de leurs romans.

On les comprend, c’est presque trop facile : Le Cap est une fleur vénéneuse, avec des paysages majestueux et une ambiance de western moderne, résultat d’un passé tragique dont les métastases rongent encore le quotidien. Il n’est pas rare d’y avoir côtoyé un meurtrier ou une victime de meurtre. Mais ces ténèbres-là sont masquées par un décor paradisiaque.

Il y a d’abord ce site incroyable, l’un des plus impressionnants au monde avec, peut-être, celui de Rio de Janeiro. Tout visiteur néophyte est inévitablement saisi d’émerveillement en découvrant pour la première fois la ville, souvent encore engourdi par une nuit d’avion. A la sortie de l’aéroport, il aura à peine un œil ouvert en devinant les bidonvilles qui longent l’autoroute, perdus dans une plaine monotone. Comme partout en Afrique du Sud, la ségrégation raciale a longtemps permis de tenir la pauvreté à distance.

Et puis, soudain, tout change : à un tournant apparaît l’imposante montagne de la Table. Un tabernacle, un carré presque parfait, qui écrase, par sa masse, le paysage. Des zèbres galopent sur ses flancs alors qu’un lourd nuage blanc semble posé au sommet, comme une énorme vague cotonneuse stoppée dans sa progression par la force tellurique. Le regard se tourne ensuite sur la droite : des gratte-ciel s’élancent eux aussi vers les sommets, et laissent deviner au loin la mer qui scintille. Bienvenue dans le nouveau monde, la vie sauvage y côtoie le futurisme. Ce n’est qu’un début.

«Braai» dominical. Le premier réflexe est souvent de foncer vers les plages du côté Atlantique, les plus belles d'une péninsule qui se trouve juste à la jonction de deux océans, Atlantique et Indien. Côté Atlantique, la route traverse d'abord le quartier balnéaire de Sea Point, doté d'une fabuleuse promenade le long de la mer et de la plus belle piscine municipale au monde, construite face à l'océan, alors qu'au large dansent les baleines, surtout visibles en octobre et novembre.

A partir de là, un décor californien se déploie sur plusieurs kilomètres. D'opulentes villas - dont certaines ne sont accessibles que par téléphérique privé - sont accrochées au flanc des montagnes et des bungalows en bois blanc ont les pieds dans l'eau. De Clifton à Camps Bay, et jusqu'à Llandudno, magnifique crique qui a servi de cadre à l'avant dernier roman de Robert Smith (le Piège de Vernon), c'est la même succession de palmiers et de sable blanc.

Le premier réflexe, enthousiaste et naïf, est de se précipiter vers ces flots vert bleu qui invitent à la baignade. Mais le premier orteil dans l’eau électrise : la mer est belle, mais gelée, inaccessible, sauf pour les surfeurs, nombreux à glisser sur les vagues. C’est le premier mirage du Cap, bien innocent celui-là.

De l'autre côté de la péninsule, l'océan Indien est à peine plus clément. La route longe de petites enclaves au charme so british, moins clinquantes que celles du côté Atlantique bien que tout aussi coquettes. Muizenberg et ses cabines de plage colorées ; Kalk Bay et ses commerces bobo ; Simon's Town, la base navale qui jouxte la célèbre plage des pingouins…

Des boxes de plage au style victorien. (Photo John Warburton-Lee. Corbis)

Le circuit touristique classique impose de pousser jusqu'à la pointe du Cap, en passant par la «plus belle route du monde» celle de Chapman's Peak, découpée dans la roche le long de l'océan Atlantique. A la pointe, la ville n'existe plus. Ou plutôt, elle révèle ce qu'elle est vraiment : une enclave isolée face à la mer, qui regarde le pôle Sud. Les Capetoniens, citadins réticents, n'hésitent pas à venir s'installer dans les localités proches de la pointe du Cap, prêts à faire une vingtaine de kilomètres pour aller travailler en ville et à affronter les babouins, qui saccagent souvent les maisons si on laisse une fenêtre ouverte. L'essentiel, c'est d'avoir un bout de jardin qui permette d'accomplir l'incontournable rituel dominical du braai (le barbecue, en afrikaans), en faisant griller des boorewoost (les saucisses) généreusement arrosées d'un des innombrables vins fabuleux de l'arrière-pays, qu'on vous sert comme du Coca-Cola.

Dernier nabab. Dans ce décor épicurien, il faut un certain temps pour repérer les panneaux «arms respond» qui ornent les façades de presque toutes les maisons. Les systèmes d'alarme sont aussi nombreux que les braquages qui nourrissent quotidiennement la chronique des faits divers du Cape Times.

L’apartheid a disparu mais la grande majorité des Noirs reste condamnée à la survie dans des zones hostiles, loin du centre-ville. On s’y déshumanise facilement. La violence est moins présente qu’à Johannesburg, 2 000 kilomètres plus au Nord, mais elle peut toujours surgir et briser les apparences rassurantes. On se laisse bercer par le climat méditerranéen, les signes familiers d’un environnement occidentalisé, et on oublie un peu trop facilement qu’on est dans une ville africaine où circule une profusion de drogues mais aussi d’armes et de gangsters qui semblent sortis d’un film américain.

En plein jour, au cœur de la ville, on ne les voit pas. Au Cap, on peut marcher sans risques. Découvrir les jardins, peuplés d’écureuils effrontés, dans l’allée piétonne qui part du Parlement et remonte jusqu’à la South African National Gallery, le musée d’art moderne - souvent désert malgré la qualité de ses expositions. Il est agréable de flâner sur Long Street, désormais envahi par les bars et les commerces pour touristes mais où résistent encore quelques «institutions», comme Clarks Bookshop, une vieille librairie à l’anglaise où l’on fouine, à la recherche d’un ouvrage rare, dans un silence de bibliothèque. Un peu plus bas, dans une vielle maison de trois étages, voici le Pan African Market, temple de l’Afrique francophone, où l’on retrouve soudain des accents familiers au milieu d’un bazar de masques et de statuettes. Et difficile de résister à la tentation d’un thé dans les jardins du Mount Nelson, le vieux palace colonial de la ville, où, grâce à la faible valeur du rand (la monnaie locale), il est facile de se prendre pour le dernier nabab.

Ombres titubantes. Ces dernières années, la municipalité a fait de réels efforts pour faciliter la vie des citadins (et des touristes) : des bus relient tous les quartiers, les vélos gagnent du terrain. Des quartiers marginalisés sont réaménagés, comme celui de Woodstock, où les plus importantes galeries d'art se sont installées dans une ambiance très new-yorkaise, entraînant dans leur sillage restos bio et boutiques bobo. Mais l'ambiance change brutalement passé 18 heures. A trop traîner le nez en l'air, on s'aperçoit soudain que le centre-ville s'est vidé, et que seules des ombres titubantes ou hagardes longent les coquettes façades coloniales aux balcons en fer forgé.

Les institutions elles-mêmes semblent parfois vaciller : capitale parlementaire du pays, la ville est depuis peu le théâtre de joutes inhabituelles. Derrière les murs de l’imposante bâtisse coloniale du Parlement, des députés se sont récemment battus à coups de poing, nécessitant l’intervention de la police. Mais les touristes n’ont guère conscience de ces dérives, d’autant que l’optimisme indéfectible des Sud-Africains ne laisse rien transparaître. Il est vrai qu’il suffit d’un concert, un soir d’été austral dans le magnifique jardin botanique de Kirstenbosch, ou d’un apéritif improvisé sur la plage pour maintenir l’ivresse de la dolce vita au bout du monde.