A flanc de colline, des centaines de maisons reproduites à l’identique s’étendent à perte de vue. On a beau être à une quinzaine de kilomètres de la mer, des bourrasques de vent froid balayent le paysage vallonné de volcans. Deux pelleteuses et une poignée d’ouvriers s’activent sur ce chantier qui semble avoir poussé au milieu de nulle part. L’architecture occidentale des villas du village Arden Hill, dont la construction devrait être achevée cette année, n’indique en rien qu’on se trouve en Corée du Sud. Le gigantesque complexe hôtelier sera accolé au parcours de golf du même nom, qui offre déjà à une clientèle triée sur le volet un 18-trous, un club équestre et des courts de tennis… Un casino devrait également y ouvrir ses portes, aux étrangers seulement puisque la loi interdit les jeux d’argent aux Coréens.
Surnommée «l'île des trois abondances», en référence au vent, aux pierres et aux femmes qui font partie intégrante de son identité, Jeju la tranquille a entamé sa mue, comme en témoigne le pharaonique projet Arden Hill. «Le triptyque célèbre de Jeju a récemment cédé la place à un autre tableau en trois volets : poteaux électriques, golfs et grands hôtels. Cela a des conséquences écologiques évidentes», regrette An Hyun-jun, secrétaire général d'une ONG qui œuvre pour la protection de l'environnement de l'île.
Pendant longtemps, Jeju a vécu de l’agriculture et de la pêche, fière de ses juteuses oranges et de ses beaux ormeaux, pêchés à la main par les haenyos, ces plongeuses en combinaison noire qui bravent vents et marées. Si la tradition ancestrale se perd au fil des ans, elles seraient encore 5 000 «sirènes» à scruter les fonds marins en apnée, à la recherche d’algues et de crustacés.
Il y a une trentaine d’années, l’île volcanique est devenue une destination incontournable pour les Coréens. Plages de sable fin ou de rochers noirs, palmiers, falaises rocheuses et tunnels de lave : la carte postale était parfaite pour les couples en lune de miel. Un lieu préservé, calme, authentique. Mais ces derniers temps, le tourisme s’est accéléré et a redessiné le paysage. Les Coréens, qui raffolent de golf mais n’ont que peu de place sur la péninsule, ont trouvé à Jeju une terre promise. Longue de 70 km pour une largeur de 30 km, l’île abrite désormais une trentaine de parcours impersonnels et verdoyants.
Razzia. Mais le principal vent de changement vient de Chine. L'an passé, près de 3 millions de touristes chinois sont venus chercher à Jeju un air non pollué à deux heures d'avion de Pékin. Ils sont également devenus les premiers investisseurs étrangers, rachetant à tour de bras des terrains pour y faire construire maisons secondaires ou grands hôtels le long du littoral. On en compterait une douzaine, parmi lesquels le Mega Resort, long bâtiment rose pâle qui se déploie face à la mer. Deux tiers du personnel et 90% de la clientèle sont chinois.
A Jeju City, la plus grande ville de l’île, ces derniers ont désormais leur quartier, non loin de l’aéroport. Une rue a même été transformée en zone piétonne et rebaptisée Baojian, du nom d’une entreprise chinoise qui aurait envoyé plus de 11 000 de ses salariés à Jeju pour les remercier de leurs efforts. Sur les enseignes, les sinogrammes côtoient ou remplacent carrément le hangeul, l’alphabet coréen. Certains bars et restaurants ont fermé, laissant place à d’innombrables enseignes de cosmétiques, de boutiques de vêtements et de duty-free. Les locaux, eux, sont tiraillés entre l’attrait pour les rentrées financières et le sentiment que l’avenir de Jeju est en train de leur échapper…
Tout au sud de l'île, à l'exact opposé de Jeju City, le paisible village de pêcheurs de Gangjeong. Ici, un autre bouleversement est à l'œuvre depuis 2011. L'armée sud-coréenne a décidé d'y installer une base navale, qui doit être prête d'ici à la fin de l'année. Coincée entre la Corée, la Chine et le Japon, Jeju occupe en effet une position stratégique, à la croisée des routes maritimes et au centre d'une région souvent en proie à des conflits territoriaux. Tous les jours, une dizaine d'irréductibles militants pacifistes font le pied de grue en bas des palissades. Devant des policiers impassibles, ils dansent, chantent et prient pour celle que l'on surnomme également «l'île de la paix». Officiellement, la base n'est pas destinée à l'usage des Etats-Unis… Mais beaucoup en doutent. «La terre est envahie par les Chinois, la mer par les Américains», schématise avec amertume un prêtre venu protester devant la base navale.
Randos. Malgré ces transformations, Jeju garde cette atmosphère spécifique qui la sépare du reste du pays et dont le voyageur, accueilli à l'aéroport par le Dolhareubang, statue de pierre symbole de fertilité, s'imprégnera rapidement. Est-ce le climat subtropical qui donne cette moiteur et rend les paysages bien plus verts que sur la péninsule ? Est-ce le dialecte chantant de ses habitants ? Est-ce le majestueux volcan Halla San, le plus haut sommet du pays immortalisé par Nicolas Bouvier (les Chemins du Halla San), qui lui confère son assurance et sa sérénité ? Destination déjà bien connue des marcheurs motivés par l'ascension du Halla San, Jeju compte depuis huit ans une vingtaine de chemins aménagés le long de ses côtes. Inspirées par l'esprit de Compostelle, ces balades entre terre et mer insufflent une respiration bien méritée à tout le pays.
Pour certains Coréens, le pèlerinage se transforme d’ailleurs en retraite spirituelle et tente nombre de citadins rêvant de retour à la terre, loin de Séoul et de sa fébrilité. L’occasion pour les autorités d’accueillir de nouveaux habitants plus proches des valeurs qui ont fait la renommée de l’île.