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Libération
Carnet de bord

«La terre bouge encore. Ça ne s’arrêtera donc jamais!»

Le Népal meurtridossier
Le journal d'une jeune Française, Laura, partie à Katmandou pour un séjour humanitaire...
De nombreux monuments historiques ont été détruits, comme ce temple de Bashantapur, sur la place Durbar à Katmandou. (© Navesh Chitrakar. Reuters)
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publié le 11 mai 2015 à 11h40

J'étais partie au Népal pour découvrir le pays et tenter d'aider les gens. Je voulais faire de l'humanitaire et travailler avec des enfants des rues. Je voulais aussi profiter de ce voyage pour rencontrer un chercheur en glaciologie, Patrick Wagnon, en mission dans l'Everest qui travaille avec l'IRD (Institut Recherche Développement). Et puis la terre s'est mise à trembler…

Jeudi 23 avril, 7h30, Thamel. Trois jours avant le séisme.

Première nuit passée à Katmandou. Hier, finalement, j’ai rencontré deux jeunes à l’aéroport, Tom un anglais, et Aydan, un Néo-Zélandais. On a partagé le taxi pour se rendre à Thamel, et finalement, on a aussi partagé une chambre, au deuxième étage, dans une petite guest house pas chère de la Thamel Marg, quartier touristique de la ville. Je ne pensais pas trouver des gens aussi vite, le voyage commence bien.

Après la nuit blanche dans l’avion, je me suis endormie comme une masse hier, et ce matin je me suis réveillée avec le jour, et j’ai écouté Katmandou qui se lève. J’ai été agréablement surprise car au lieu des klaxons et des aboiements des chiens ce sont les oiseaux que j’ai entendus, et puis la vie qui s’installe petit à petit, les marchands qui ouvrent leurs boutiques, deux trois scooters qui passent, la cloche du temple à côté. C’est agréable.

Jeudi 23 avril, 17h, Thamel.

Katmandou vient de Kasta Mandop, qui signifie «temple de bois». Après avoir marché pendant près de six heures dans le dédale du centre-ville, je comprends pourquoi. Il y a des temples à tous les coins de rue! Partie déjeuner ce matin avec mes compagnons de chambrée, je les ai finalement laissés dans ce café où ils avaient rencontré des amis. Même s’ils sont très sympas, je n’avais pas envie d’être collée à une chaise toute la journée, et je suis allée à la découverte de Katmandou.

C’est étrange d’être seule dans ce pays inconnu, le temps semble passer plus lentement. Mais d’un autre côté çà permet de prendre le temps de tout voir. J’ai passé la journée le nez en l’air, à admirer les façades de vieilles maisons newar, ou l’enchevêtrement des fils électriques, à explorer chaque petite ruelle, à observer les petits marchands de fruits, de légumes et autres, à découvrir, derrière une petite porte, un superbe temple en bois, et puis un autre, et un autre encore. C’est magnifique, malgré le bruit, malgré les pigeons, malgré la poussière et le trafic dans les rues, je suis heureuse d’être ici. Je pense que j’irai visiter Durbarg Square plus tard, çà à l’air magnifique, une concentration de vieux temples et vieilles maisons newar, bien entretenues. Mais c’est dommage de payer l’entrée 700 roupies alors qu’il est déjà tard, il faut y rester au moins la journée pour s’imprégner du lieu.

Jeudi 23 avril, 20h, Café des Arts, Thamel.

Qui l’eût cru, me voilà au Café des Arts, où j’ai rencontré Christian cet après-midi. Un monsieur qui m’a l’air très sympathique et plein d’énergie. Je l’avais contacté par mail car il connaît pas mal d’associations humanitaires. Il m’a dit qu’il y avait plusieurs options: il y a la possibilité de travailler avec des femmes de Katmandou, qui font du Handicraft, sinon il a un ami népalais qui travaille dans un village à 100 km d’ici, où il y a plein de choses à faire, et puis il a un ami directeur d’une école à 50km dans un petit village, qu’il peut me présenter demain. En plus de çà j’ai mangé des bons momos, et il y a une présentation culturelle sur les transes chamaniques au Népal, les «Jagar», et çà à l’air très intéressant.

Vendredi 24 avril, 13h, Thamel

Ce matin je suis retournée au café des arts discuter avec Christian. Il m’a dit qu’il préférait dans un premier temps que je ne parte pas trop loin dans les petits villages perdus tout de suite, car il y a beaucoup de maladies au Népal, et pas beaucoup d’hygiène dans les villages. Du coup, il m’a présenté à Bharat Dahal, le directeur de l’école en question. Il m’a dit que normalement il n’y avait pas de soucis, qu’il faudrait que j’essaye de monter un projet, que le samedi les écoles sont fermées mais qu’il m’y emmènerait dimanche pour que je rencontre les enseignants. C’est super, je suis trop pressée d’aller voir ça de plus près. Je commence donc à réfléchir sur ce que je pourrais leur apprendre, leur faire découvrir, leur faire partager.

Samedi 25 avril, 9h, Thamel.

Et voilà, mes deux compagnons hippies me quittent aujourd’hui, pour aller à leur festival, et j’en suis toute triste. Hier après avoir mangé un super thali (menu typique népalais), copieux, dans un petit restaurant de Thamel, j’ai passé tout l’après-midi avec Tom. Je l’ai emmené boire un bon café au Café des Arts, et puis on a vadrouillé dans la ville, de jour, de nuit. On est allé voir le Pokari (puits) d’à côté, où les femmes font leur lessive. On est allé voir le mur d’escalade, et puis les petits shops dans les ruelles de Thamel, et puis les grands restaus chics. On a découvert à deux cette fois. Et on a discuté jusqu’à plus de minuit. Une bonne journée, même si je ne suis pas allé a Durbarg Square ou Swayambhu, c’est bien d’échanger. Dernière matinée ensemble donc, et puis j’irai me trouver une nouvelle guest house, et de nouveaux amis aussi j’espère.

Samedi 25 avril, 13h30, Thamel, quelque part en sûreté.

Nous voilà tous assis au bord de la route, dans un endroit le plus ouvert possible, loin des grands immeubles, et sous un encadrement de porte, car il paraît que c’est l’endroit le plus résistant lors d’un tremblement de terre. Oui, troisième jour à Katmandou et voilà que la terre s’est mise à trembler, et pas qu’un peu. Cela fait plus d’une heure que c’est arrivé, mais le sol tremble encore par moments, ravivant la peur dans les yeux de tous, dans les cœurs surtout.

On était en train de fermer nos sacs pour le check out, juste avant midi, quand le sol s'est mis à trembler. J'étais sur le balcon, et au début ce n'était pas très fort, j'étais impressionnée, je pensais que c'était quelque chose de courant ici, je regardais au dehors, tous les oiseaux s'envolaient. Mais ça ne s'est pas arrêté, et ça tremblait de plus en plus fort. Et les gars avaient l'air vraiment effrayé, ils se sont accroupis dans l'encadrement de la porte et se tenaient au mur, moi j'étais rentrée dans la chambre et assise sur le lit, je me cramponnais aussi. Aydan m'a crié: «Laura, get out of here, come with us! Move!» Et là j'ai compris que ce n'était vraiment pas un petit tremblement de terre. Je me suis accroupie près d'eux, et serrés tous les trois, on a attendu, attendu que ça veuille bien s'arrêter. Ça bougeait tellement qu'on avait l'impression que l'immeuble allait s'effondrer. De si près je pouvais lire la peur dans les yeux de Tom et d'Aydan, et la peur est communicative. On entendait les prières des Népalais dans la chambre d'à côté. Et on entendait des gens crier en bas. Je commençais à avoir très peur aussi. Aydan a dit: «If it is going to end, I think we have to leave this fucking city as soon as possible! It's absolutely not safe here.»

Ça a duré bien une minute, la minute la plus longue de ma vie. Quand ça s’est enfin calmé, les gens de l’hôtel nous ont crié de descendre vite nous mettre à l’abri. Il y avait un petit groupe en bas qui s’abritait sous le porche. Il y en avait un qui était en caleçon. J’ai imaginé une seconde la peur que ça a dû être pour ceux qui étaient aux toilettes, sous la douche… En bas il y avait de grosses fissures sur le sol. Toutes les boutiques ont fermé dans la précipitation, et deux jeunes filles nous ont dit que dans la rue, il y avait des objets partout, qui étaient tombés des vitrines, des fenêtres. Il y a aussi des balcons qui se sont effondrés, des briques qui sont tombées. Il y a eu une réplique, moins violente, mais tout le monde s’est remis à l’abri, s’est remis à crier. Et puis encore une réplique. Je ne savais plus bien si c’était le sol qui tremblait ou si c’était mes jambes. J’ai rarement senti mon cœur battre aussi vite. J’en suis encore toute tremblotante 2h après. Il y a encore quelques petites secousses de temps en temps, mais on dirait que c’est bientôt la fin.

Samedi 25 avril, 20h30, dans la maison de Christian.

C'est complètement fou ce qu'il se passe ici. Finalement Aydan et Tom sont partis pour essayer de prendre un taxi et quitter la ville. Je me suis retrouvée toute seule au bord de la route, devant le Funky Bhudda restaurant. J'étais triste de les voir partir, en sachant que je ne les reverrai certainement jamais. Et surtout j'étais inquiète de me retrouver seule, sans repère, dans ces conditions. Nouvelle secousse, plutôt grosse. J'ai entendu une Française dire: «Putain mais vient on se barre, ici ça craint trop, je veux quitter cette ville!» Un autre lui a répondu: «Allez au parc, on se retrouve là-bas.» Contente d'entendre parler ma langue, je me sens un peu moins perdue. Je vais donc lui demander où est ce fameux parc, et s'il pense que ça va se calmer bientôt. Je lui explique ma situation, que je n'ai nulle part ou dormir et que je comptais trouver une guest house pour la nuit. Il me répond que personne ne trouvera d'hôtel pour cette nuit, qu'il ne faut même pas penser à dormir à Thamel, que ça risque de bouger encore, que même lui dormira dans son jardin cette nuit, pas question de dormir à l'intérieur.

Là je commence un peu à réaliser la gravité de la situation. Je lui dis que je vais essayer d'appeler des gens qui n'habitent pas dans le centre, pour voir s'ils peuvent éventuellement m'héberger. «Les appeler? Et comment? Le téléphone ne marche pas, internet non plus, il n'y a plus d'électricité, les réseaux sont saturés.» Voyant le désespoir qui a dû se peindre sur ma figure, il ajoute: «Ecoute, si tu n'as pas trouvé de solution pour cette nuit, on se rejoint ici à 17h et je t'embarque chez moi, il y a des tentes et de quoi dormir dehors, je vais héberger des copains de toute façon.» Bon la situation est compliquée, mais il y a des gens disposés à aider, c'est déjà rassurant.

Je ne sais pas vraiment quoi faire, je me dirige vers le parc, en espérant trouver du monde et une solution. Sur la route, je vois un petit peu l'étendue des dégâts. Les petits temples en vieille brique n'ont pas tenu, il y a un immeuble qui s'est effondré, je croise quelqu'un qui me dit qu'à Durbarg Square tout s'est écroulé, et qu'il y a eu des morts… Je vois des gens pleurer dans la rue. Avant ils couraient dans tous les sens, ils klaxonnaient, ils fuyaient cette ville devenue dangereuse, dans la panique. Je ne comprends que maintenant pourquoi. Je ne m'étais pas rendu compte que c'était si grave, je ne pensais pas qu'il y avait eu tant de dégâts, j'étais à des lieues de penser qu'il y avait des morts. Je me rappelle avoir dit à Tom: «J'espère que ce n'est pas assez grave pour qu'ils en parlent aux infos sinon ma mère va s'inquiéter.» Je pense que là, elle doit être au courant…

J’arrive à ce fameux «parc». C’est le long d’une grande avenue où la circulation est complètement folle. Il y a plein de gens sur le bord qui essayent de prendre un taxi mais pas un ne s’arrête. Ils filent droit, je ne sais pas vers où mais en tout cas ils quittent la ville. Un policier s’adresse à moi pour me prévenir que l’aéroport est fermé. Les touristes se ruent à l’aéroport pour quitter le pays alors, c’est ce que cela veut dire. Dans le parc, que j’aurai plutôt qualifié de terrain vague, il y a plus d’une centaine de personnes. Certains attendent, le regard perdu, l’œil hagard, certains rigolent, certains prient. Ils attendent, je ne sais pas vraiment quoi. Je me dis que je n’ai pas envie d’attendre, comme eux, que quelque chose se passe, et j’ai la chance d’avoir rencontré il y a deux jours des gens qui m’ont semblé gentils et généreux. Je décide donc de tenter ma chance au Café des Arts, au cas où il y ait encore quelqu’un là-bas. Sur la route je vois encore des gens pleurer, des immeubles détruits. Il y en a un qui s’est écroulé à côté du pokari où l’on était passé hier avec Tom. Je ne peux m’empêcher de penser aux éventuelles personnes qui pourraient être là-dessous… J’ai une boule dans la gorge depuis que je me suis retrouvée toute seule et que j’ai réalisé ce qu’il s’était passé autour de moi, je crois que j’ai peur, je crois que je suis choquée.

Dans l’allée en terre qui mène au café des arts, j’aperçois Claudine, la femme de Christian. Elle a l’air rassurée de me voir arriver, et même si je ne l’ai croisé qu’une fois, elle me serre dans ses bras. Elle me demande comment ça va, comment c’est dehors. Je craque, je n’arrive plus à retenir et je fonds en sanglots. Je lui dis qu’il y a des morts, des maisons détruites. Je n’arrive pas vraiment à parler. Finalement j’arrive à prendre sur moi pour leur raconter.

Il y a un petit groupe de «réfugiés français» dans la cour de Café des Arts, je ne suis pas la seule à avoir pensé à eux. Mais la guest house a morflé ici aussi, il y a d’énormes fissures sur les murs extérieurs, c’est assez effrayant, d’autant plus que le sol bouge encore. Christian me dit directement que je vais venir chez eux moi aussi, me mettre en sûreté. On s’organise pour quitter Thamel. On récupère de la nourriture et de l’eau dans les réserves du resto: du riz, du pain, de la viande, du sel, de l’huile. On remplit les sacs à dos avec tout ça et on se met en pour leur maison, à 7km d’ici, dans un quartier populaire de Katmandou. On est huit à monter finalement. Que des Français, et une Israélienne. Théo, le vieux monsieur qui avait l’air vraiment sous le choc a préféré rester chez lui avec son chien et Camille, la petite serveuse, nous a quittés en cours de route car elle avait oublié ses médicaments pour le cœur. Elle a passé toute la première partie du trajet à pleurer. Pas de nouvelles de ses proches, elle a fait deux hôpitaux, pas de nouvelles de sa famille d’accueil non plus. Elle a croisé plusieurs amis sur le chemin, mais Clo ne lui a pas laissé le temps de discuter, c’est trop dangereux ici, il faut partir au plus vite. Elle a donc décidé de rentrer. C’est horrible pour tous ces gens qui habitent ici, ils n’ont aucune nouvelle de leur famille de leur proche, aucun moyen de les joindre d’être rassurés. Mes parents aussi doivent se faire un sang d’encre, surtout maman, mais au moins moi je suis sûre qu’il ne leur est rien arrivé.

Me voilà découvrant Katmandou, mi-émerveillée mi-atterrée, de voir comme c’est beau et de voir comme c’est détruit. Sur le chemin une maison écroulée, un temple, une autre maison, les murs étalés au milieu du sentier, les larmes dans les yeux des gens, la peur… Mais c’est beau quand on sort du centre, sur les hauteurs. On est passé dans les quartiers pauvres de Katmandou, les derniers potagers de la ville, sous la sthupa de Swayambhu. C’est magnifique. Difficile de croire que c’est la désolation à côté…

On arrive enfin chez Christian et Clo. Ici aussi c’est joli, la maison est très belle, turquoise et brique, et on dirait qu’il n’y a pas eu de dégâts ici. Mais finalement, il y a des fissures de partout sur les murs extérieurs, et à l’intérieur c’est l’anarchie. Tout est sens dessus dessous, couché par terre ou en morceaux. Et il y a de dangereuses fissures dans les murs. Les plafonds se sont affaissés par endroits, et les portes ne ferment plus. Clo craque devant ce désolant spectacle. Elle aussi a tout perdu: la guest house, les clients pour la saison, et maintenant sa maison, car bien sûr, plus question d’y habiter, c’est trop dangereux. Christian aussi en a pris un coup, même s’il ne le montre pas. Il est antiquaire et artiste aussi, et voilà que toutes ses statuettes, tableaux, lampes, masques sont par terre, cassés ou endommagés pour la plupart. C’est tellement dur de voir la détresse de ces gens qui nous aident, et de ne pas savoir comment les aider en retour, de ne pas même savoir quoi leur dire… Mais nous sommes vivants, je crois que finalement c’est le plus important.

Katmandou toujours, 23h30.

Une secousse encore. A chaque nouvelle secousse, tout le monde se lève en sursaut et court se mettre à l’abri. Il y en a qui crient, la peur est toujours bien présente. Même les chiens aboient quand ça bouge. Pourtant maintenant ce sont des petites secousses, très courtes et bien moins violentes. Mais tout le monde redoute la réplique, la grosse. L’aéroport a rouvert apparemment, c’est une bonne nouvelle, mais personne ne sait ce qui va arriver. Nous sommes allés faire quelques provisions de nourriture et d’eau à l’épicerie d’à côté, car on craint la panique générale, et la pénurie. Déjà les gens se ruaient dans les magasins encore ouverts et on a acheté les quatre dernières bouteilles d’eau. Finalement je pense qu’on va devoir rester plus d’une nuit ici, à sitapaïla. De toute façon la route est coupée, une maison s’est effondrée au milieu de la chaussée, emportant avec elle les poteaux électriques. Voilà pourquoi ici aussi tout le monde est privé d’électricité.

On se motive à faire un peu de rangement dans la maison, à rassembler ce qui n'est pas cassé, à sortir ce qui est à jeter. Tant de belles choses, dans une si petite maison, ça fait vraiment mal au cœur. Mais la vie continue et on prépare notre campement à l'extérieur. On sort la table, les chaises, le nécessaire à cuisine, les plaques, et on prépare à manger. Le repas est entrecoupé de quelques secousses. Clo est très inquiète; dès que ça bouge, elle sort en courant et elle crie pour qu'on la suive. «Je veux mourir près de toi!» dit-elle à Christian.

Je ne pense pas que nous allons mourir, mais on entend toutes sortes de choses. Selon les astrologues il va y avoir une réplique de magnitude 9. Balivernes! On dirait qu’ils veulent effrayer un peu plus les gens. Mais on ne peut pas prévoir, on ne peut pas savoir, et c’est déjà bien assez effrayant. Mais c’est rassurant de ne pas être seule, d’être avec des gens si gentils, de se serrer les coudes. Les voisins nous ont prêté une bâche pour que l’on puisse s’installer dehors, dans la rue. On a installé un matelas et des coussins, et on a essayé de s’habiller chaudement. Allongés par terre on sent encore plus le sol trembler. Mais le bruit des avions dans le ciel nous rassure: des gens vont venir pour nous aider. Finalement je me sens mieux maintenant, je me sens en sécurité, et presque en famille. Bien sûr j’étais inquiète de savoir la mienne en attente de mes nouvelles, et sûrement plus inquiète que moi. Mais maintenant que je les sais rassurés, je suis plus sereine.

Je repense au tremblement de terre, à mon état d’esprit quand c’est arrivé. J’étais impressionnée par la sensation, par le phénomène, par sa force. Je n’avais pas pensé du tout à ses conséquences. Et maintenant je sais que sa force a enseveli plus de 1000 personnes, et certainement blessé des centaines d’autres. Sa force a dû déclencher des avalanches monstrueuses en montagne, des éboulements, des glissements de terrain, elle a peut-être même fait sauter des barrages. C’est surréaliste en fait, c’est inimaginable. Je me dis que c’est certainement l’unique fois que je vivrai quelque chose comme ça dans ma vie, et pourtant je vis ce que tant de gens vivent et ont vécu dans les pays du tiers-monde. Ces gens qui ont tout perdu quand la nature s’est déchaînée, quand elle a emporté leurs maisons, leur travail, leur famille… Mais moi je n’ai rien perdu, je suis seulement spectatrice de cette tragédie. Mais ici, je peux au moins être présente, écouter les gens, les soutenir, ou tout simplement serrer mes coudes à ceux de tous les autres pour surmonter cela.

Je ne sais pas ce que sera demain, ni après-demain, ni les jours qui suivent, ni les semaines. Je ne sais pas ce qu’il adviendra de mon voyage, de l’école dans laquelle je devais travailler, de tout cela. Tout ce que je sais c’est que je n’ai absolument pas envie de quitter le Népal pour rentrer en France ou aller en Thaïlande ou je ne sais où. Je veux affronter cette épreuve et aider le plus de monde possible à affronter cette épreuve. Je ne suis pas maçon, ni infirmière, ni psy, et c’est bien dommage, mais je peux certainement aider à nettoyer les débris, récupérer ce qui peut l’être, regrouper les gens, leur parler, essayer de rassembler des fonds. Enfin on verra ce qu’il est possible de faire, pour l’instant l’essentiel c’est qu’on n’ait pas de réplique, donc on est dans l’attente, toujours.

Dimanche 26 avril, 6h.

Réveil en sursaut à 5h du matin: une grosse secousse, tout le monde se précipite dehors, hébété. On ne peut pas vraiment dire que l'on dormait, Hier on avait réussi à s'installer plutôt confortablement, mais il s'est mis à pleuvioter donc on s'est rapatriés sous la terrasse, et sous la terrasse on est bien moins serein, car bien trop près de la maison si elle devait tomber. On a dormi d'un seul œil, somnolé une demi-heure, sur le qui-vive, dans la crainte d'une nouvelle secousse. Un bébé qui pleure, un chien qui aboie, un avion qui passe. Et puis les oiseaux qui chantent, difficile de trouver le sommeil. Je me demande où sont passés mes compagnons de chambrée, s'ils sont en sûreté, s'ils ont réussi à quitter Katmandou. Je m'inquiète aussi pour Patrick Wagnon et toute son équipe, qui était sur le terrain dans le massif de l'Everest. Je prie pour que rien ne leur soit arrivé. Il y a eu des avalanches énormes là-bas, les camps de base ont peut-être été rasés.

Nouvelles petites secousses. Il semble que l’on entend le sol trembler plus qu’on ne le sent. Et toujours cette peur que cela dure, comme la première fois.

Dimanche 26 avril, 7h20.

Christian et Bastien sont partis en ville à pieds pour nous réapprovisionner en nourriture, et surtout pour sauver celle du restaurant, qui risque de se perdre dans les congélateurs. Christian n’a pas voulu que je les accompagne, ni moi ni personne d’autre. Je pense qu’il se sent responsable de nous et qu’il est plus prudent de rester là où nous sommes. Mais c’est horrible de rester ici, assis à rien faire, à attendre que quelque chose se passe. Je me sens tellement inutile. Mais quand je regarde le visage anxieux de Clo, je me dis que c’est bien de rester là, pour elle. J’imagine qu’à chaque secousse que l’on ressent, elle s’inquiète un peu plus de les savoir en ville. J’imagine aussi qu’elle se demande comment elle va s’en sortir. Mali aussi à l’air de s’inquiéter pour Bastien. A nous de les rassurer toutes deux.

Dimanche 26 avril, 10h30.

Le sol bouge constamment. Il y a une grosse secousse toutes les 3 - 4 heures environ, mais le reste du temps le sol tangue en permanence. Quand je ferme les yeux j’ai l’impression d’être sur un bateau qui gîte. Ça bouge, imperceptiblement mais ça bouge encore et toujours. Et on entend les hélicos et les avions qui continuent de tourner au-dessus de la ville. Christian et Bastien viennent de rentrer. Il paraît que sur la route il y a de gros dégâts, des immeubles qui penchent dangereusement. Les gens sont toujours amassés au milieu des grands axes et des grosses intersections. Ils annoncent 1800 morts maintenant.

Dimanche 26 avril, 13h30.

Cet après-midi, après avoir mangé, fait la vaisselle et bu un café (ici on n’est vraiment pas à plaindre), Christian est allé se doucher à l’étage, dans la maison. J’étais en train de rassurer Clo qui était très inquiète, de lui dire que rien ne craignait, que même si ça bougeait il aurait largement le temps de sortir, et que de toute façon ça ne bougerait pas. Et c’est là que la terre s’est mise à gronder de nouveau. On s’est tous précipité dans la rue et Clo s’est mis à hurler pour que Christian sorte. Ca tremblait beaucoup, la maison tanguait, ce n’était pas une réplique là. Christian est sorti en courant, tout sourire, en disant qu’il était vivant et qu’en plus il était propre, alors que Clo s’était effondrée et respirait difficilement. Je pense qu’il a fait ça pour la rassurer, il fait bonne figure pour nous tous mais comme nous tous il est sûrement très inquiet. Car c’est vraiment stressant de ne rien pouvoir contrôler et de ne pas savoir ce qui va arriver. Il paraît que cette deuxième secousse était de magnitude 6.9. Ils doivent déjà être au courant en France. Le sol bouge encore, mais à ce stade, on ne sait plus si c’est vraiment la réalité, ou si c’est notre cerveau qui a été trop secoué.

Dimanche 26 avril, 19h.

Enfin, on a réussi à avoir Internet. Le voisin a pu capter la 3G et on a eu le droit à une minute chacun, le temps de dire sur Facebook que l’on était vivant, le temps de dire à nos proches qu’on les aimait très fort. Oui, sur le moment j’ai très envie d’être près d’eux, de les serrer dans mes bras et de leur dire que je les aime. Apparemment, mes parents avaient déjà fait tourner l’info et tout le monde ou presque était au courant. Ce n’était pas le cas pour tout le monde. Mali a réussi à joindre sa famille, qui la croyait morte car inscrite sur la liste des personnes disparues. Des dizaines de personnes avaient posté sa photo sur Facebook pour que quelqu’un la retrouve. Bravo l’ambassade, Christian avait signalé chacun de nous ce matin à l’ambassade de France et d’Israël, apparemment ils ont bien fait passer l’info…

Après cet après-midi pour le moins stressante, on a décidé de décompresser et on s’est fait un petit apéro fort sympathique dans la rue, avec les voisins. Frites maison et vin du Bhutan. La vie est belle finalement.

Dimanche 26 avril, 22h30.

L’orage maintenant, la pluie diluvienne, qui s’est abattu sur nous sans qu’on ait le temps de comprendre. On se précipite pour remettre les choses à l’abri, les chaises, les tables, les matelas, les coussins. Il y a déjà 10 cm d’eau dans la rue, qui ruisselle, qui dévale, qui dégouline. Nous voilà à moitié trempés en à peine 10 secondes. Plus de matelas, plus de lit, plus de coussins, tout est entassé en vitesse dans la maison, mais nous ne pouvons pas faire de même. On se retrouve tous les 8 assis en rond sur nos chaises, serrés le plus possible pour ne pas recevoir les embruns, à se regarder dans le blanc des yeux, sans rien dire et à attendre avec terreur une nouvelle secousse qui nous obligerait à affronter cette tempête. On regarde la pluie tomber et les éclairs fendre le ciel. On écoute les avions qui passent en précipitation, les coups de tonnerre. Comme une impression que c’est la terre entière qui gronde, qui tremble de rage. Elle ne cesse de trembler, et nous, on tremble de peur. Le silence est oppressant mais personne ne sait quoi dire.

Tout le monde attend, ou prie, en redoutant le pire. Moi je me dis que le pire n’est certainement pas pour nous. Je n’ose penser à tous ces gens, ces milliers de gens qui dorment dans les rues de Katmandou. Tous ces gens qui n’ont pas d’abri et pas de lumière et aucun endroit pour se mettre au sec. Ça doit être la panique là-bas. Dire que sans Clo et Christian je serais certainement là-bas moi aussi, parmi eux, perdue, désespérée. Je me demande aussi les dégâts que peut faire cette pluie après un tel séisme? L’eau a dû s’infiltrer dans toutes les fissures, dans toutes les failles, creuser les sol, provoquer des glissements de terrain. Je prie le ciel pour qu’il n’y ait pas d’autres grosses répliques. Je ne veux pas d’autre catastrophe, je ne veux pas d’autres morts, ce pauvre pays en a déjà assez eu! Et pourtant je sens le sol trembler, encore et encore et encore.

Dimanche 26 avril, minuit.

Ça y est, tout le monde est finalement couché. On a tous besoin de dormir sinon on risque de craquer, nos nerfs sont déjà à vif. Les voilà tous couchés sur une bâche, sur les tapis de sol des voisins, qui ont préféré se mettre à l’abri dans la voiture. Une chance, il ne pleut plus. Cependant la terre tremble encore beaucoup. Je suis assise contre la porte d’entrée, et je me concentre sur les mouvements de la terre. J’ai toujours l’impression qu’une nouvelle secousse arrive, puis finalement ça se calme. Et ça reprend toutes les 30 secondes. Ça ne s’arrêtera donc jamais? Impossible de dormir. J’écoute les bruits de la nuit pour me concentrer sur autre chose.

Lundi 27 avril, 12h30.

L'ambiance est lourde aujourd'hui. Une nouvelle nuit blanche, peut-être quand même une demi-heure où j'ai pu m'assoupir. Mais je sentais trop les secousses, et j'avais peur. Comme hier on s'est levé en sursaut à cause d'une secousse un peu plus violente. Une nouvelle journée d'attente qui commence. Et les nouvelles du jour, par les voisins: plus de 2700 morts, 6000 blessés et 4000 disparus… Sur le journal, des photos de villages dévastés, de blessés, de ruines, de camps provisoires. On voit aussi des avions remplis de nourriture et d'eau atterrir à l'aéroport, et des files de gens qui attendent de recevoir ces premières nécessités, ainsi que des médicaments. J'espère que l'aide internationale est bien organisée.

Lundi 27 avril, 22h30.

La situation commence à devenir pesante. Encore une fois, le sol a tremblé. Encore une fois, aucun de nous ne sait où ça a bougé, ce que ça a pu provoquer, si ça va continuer. Et puis encore nous, ici, ça va: on dort dehors, on a de quoi s’abriter et de quoi manger. Mais on n’a pas d’eau dans la maison, et beaucoup ont fait pipi dans le jardin, de peur de rentrer dans la maison. Ça commence à puer par là-bas, ça sent l’urine qui a chauffé au soleil, les poubelles qui fermentent, et il y a même des effluves pires qui commencent à nous arriver. Peut-être que les canalisations sont cassées. En tout cas c’est inquiétant, avec toutes ces mouches et ces moustiques. Et je commence à être malade… Je n’imagine pas la catastrophe que ça doit être à Ratna Parc, et dans tous ces camps improvisés, ou des centaines de personnes doivent faire leurs besoins. J’espère qu’ils ont trouvé une solution pour cela, sinon les maladies vont se répandre très vite.

Il semblerait que dans les rues, les gens n’aient rien reçu. Où est passée toute la nourriture qui est arrivée par avion? Apparemment elle est restée à l’aéroport, pour nourrir les touristes qui se sont précipités pour partir… Pas étonnant. On a vu des tentes de la Croix rouge népalaise un peu partout au bord de la rivière, mais en fait, la Croix rouge à vendu ses tentes au lieu de le donner. Comment gérer une telle crise dans un pays tellement corrompu? Pourquoi les grandes ONG ne s’organisent pas ensemble pour être sûrs que tous les villages sont ravitaillés?

Pourquoi l’ambassade de France ne fait rien? J’ai vu Christian se démener pour retrouver les Français disparus à leur place. Il a fait le tour des agences de trek, il a appelé tous les expats qu’il connaissait, il a essayé de bouger les choses pour qu’ils aillent chercher tous les rescapés du Langtang à Dumche.

Et la directrice de l’école Française qui est partie dans le premier avion, laissant toutes ses responsabilités derrière, tous les Français accueillis à l’école. Laissant la petite communauté des expatriés se démener pour essayer d’aider les gens.

Et moi qui me suis retrouvé à trier du riz à l’ambassade française, où il y avait un stock énorme de nourriture et d’eau, qu’ils ont laissé pourrir dans un container. Trois jours pour trier, tamiser, empaqueter avant que ce soit envoyé dans les villages. Et cette impression d’être impuissant toujours, et ce sentiment de culpabilité qui demeure, d’être vivante, d’être bien nourrie, d’être à l’abri, quand certains n’ont même pas de bâche pour s’abriter de la pluie la nuit…