Belgrade n'en est pas à un paradoxe près. Littéralement, son nom signifie ville (grad) blanche (beo), alors que ses cheminées exhalent chaque hiver un charbon qui grisonne ses façades plus ou moins rénovées. Neuve, puisque son bâti historique a pratiquement disparu dans les deux grandes vagues de bombardements de la Seconde Guerre mondiale (en 1941 par les nazis et en 1944 par les alliés), elle était déjà en 1955 aux yeux de Le Corbusier «la ville la plus laide du monde». Et pourtant, le Lonely Planet en fait aujourd'hui une des destinations phares pour faire la fête en Europe.
Il n'est pas impossible que lorsqu'une ville a été mille fois rasée et reconstruite, un bombardement de plus, comme celui que lança l'Otan en 1999, ne fasse qu'accroître l'appétence pour la vie de ses habitants. «Belgrade, c'est une métaphore, une manière de vivre, un angle de vue sur les choses», synthétisait en son temps Momo Kapor (1937-2010), un des écrivains serbes qui s'est le plus attaché à décrire cette cité mouvante. Et cette manière de vivre aujourd'hui, c'est cet appétit de tout ce qui est festif et nouveau.
Belgrade (1,23 million d'habitants, 1,65 million avec la banlieue) se veut branchée, le regard tourné vers ce qui bouge. Où que l'on se tourne, on ne peut s'empêcher d'entendre le mot «naj» (qui signifie «le plus»), comme dans najbolji («le meilleur»), najlepsi («le plus beau»), najpametniji («le plus intelligent»)… Et la - finalement pas si vilaine - grenouille ne s'interdit pas de devenir aussi grosse que le bœuf en matière de tourisme. «Barcelone est notre modèle», s'écrie le vice-maire de Belgrade, Sinisa Mali, tandis que le gouvernement, à la recherche d'investisseurs pour développer la ville, va chercher les mécènes jusqu'à Abou Dhabi.
lieux désaffectés. Les artistes comme Ivan Lalic, créateur de Mikser House - temple de la branchitude dans le vieux quartier de Savamala («la petite Save», du nom de cet affluent du Danube qui s'y jette), en pleine rénovation multiculturelle - rêvent, eux, d'un autre avenir. «Belgrade sera le Berlin de demain», lance Ivan Lalic dans l'immense salle du Mikser House, un ancien entrepôt transformé en café, ateliers, théâtre, salle de danse et lieu de rencontre de multiples festivals et activités. Dans les rues adjacentes, les graffitis qui explosent de couleurs ne peuvent que faire penser à la capitale allemande. Et ce sont d'ailleurs des fonds allemands qui se sont massivement investis dans la rénovation culturelle du quartier.
Savamala, qui s'étire le long de la rivière Save, du sud de Kalamegdan à la gare ferroviaire, fut le cœur du Belgrade commercial du début du XXe siècle à la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand toute l'activité se déplaça dans la ville haute, où siégeait le Parlement. Tombés en désuétude, ses immeubles rococos s'abîment aujourd'hui sous l'effet de la pollution et des secousses provoquées par les tramways et le passage ininterrompu de poids lourds empruntant une voie de contournement sur les quais. Ce n'est qu'à la fin des années 90, juste avant la chute de Slobodan Milosevic, le principal responsable des guerres qui ensanglantèrent l'ex-Yougoslavie pendant dix ans, que la jeunesse en rupture de ban s'empara de ces lieux désaffectés pour manifester son désir d'ouverture. C'est ainsi que Savamala accueillit ses premiers clubs de musique ou ateliers de design ; c'est ainsi aussi que Novi Sad, à 60 kilomètres au nord de Belgrade, devint le siège d'Exit, le premier festival de musique créé par des étudiants démocrates, qui amena en Serbie la jeunesse européenne.
Fort de cette expérience de festivaliers, Mikser House compte désormais faire venir à Belgrade non plus seulement des jeunes mais aussi des Européens de la classe moyenne, aux moyens financiers plus conséquents.«Quand nous avons lancé notre premier festival de danse contemporaine, raconte Aja Jung, directrice du festival de danse de Belgrade qui se tient depuis douze ans à la veille de la Pâque orthodoxe, personne en Serbie, ni même à Belgrade, ne savait ce qu'était la danse moderne. Nous étions à l'époque plutôt ballet et tutus.» Aujourd'hui, difficile de trouver une place au dernier moment. Et le public vient même de l'étranger. Les raisons de ce succès ? «Nous avons choisi de passer des spectacles qui ont été à l'affiche très récemment en Europe. Pouvoir assister pour 10 euros à une représentation qui vient d'être jouée à Milan pour 250 euros est un atout de taille», explique l'ancienne danseuse. Tandis que clubs, hôtels et restaurants se multiplient aux alentours du KC Grad, le centre culturel alternatif né à la faveur de la démocratisation des années 2000.
Non loin de là, c’est une autre partie qui se joue. Le magnifique immeuble de la société de géodésie - une ancienne banque - a été récemment rénové par une entreprise d’Abou Dhabi.
Mutation. Tout en dorures et bois, il recèle désormais un restaurant haut de gamme qui s'ouvre sur une belle vue du quartier en pleine mutation. La société Eagle Hills qui l'a racheté planifie de bouleverser la ville avec son projet de «front de la Save» (Waterfront) : un quartier futuriste à l'image des cités de verre et d'acier qui se créent au Moyen-Orient. Surgi du vide avec ses tours, ses centres commerciaux et ses appartements privés de luxe, le projet pharaonique (3,6 milliards de dollars) implique de nombreuses destructions et divise la société et les pouvoirs politiques. Une sorte de Dubaï des Balkans qui constituerait une révolution sans pareil pour la ville.
Ce reportage a été réalisé dans le cadre d'une visite organisée par la société de communication Bell-Pottinger de Londres.