Au fil de ses méandres, mieux vaut ne pas s’y égarer. Emprunter la rivière du grand large, se retrouver perdu au milieu de la «grande meer», aux confins du «petit leck» ou isolé au cœur des îles flottantes, du nom de ces terres hésitantes aujourd’hui englouties par les eaux. Mystérieux, le marais de Saint-Omer l’est resté, tant on a l’impression de pénétrer un secret bien gardé, tant on peut passer à côté, sans même le deviner.
Happés dans son dédale de canaux, disparaissent les cormorans et les hérons cendrés, nasillent les canards et coassent les grenouilles. Une jolie petite verdure bien comme il faut : venelles d’eau où dansent les nénuphars, maisons basses entichées de glycines, mosaïque de vert tendre des pâturages où paissent les shetlands, habillés du jaune soleil des iris…
Dans ces parcelles de terres baignées de rivières - ces watergangs -, on cultive surtout le chou-fleur et une identité, bien à part. A Saint-Omer, on raconte d’ailleurs qu’il n’y a pas si longtemps, certains maraîchers n’avaient jamais vu la ville. Ils restaient entre eux, ces «brouckaillers», petites mains besogneuses qui vivaient en autarcie, se nourrissaient, au fil des saisons, de légumes et de poissons.
Car dans le marais, le sol est nourricier : 4000 hectares d’une terre «chaude», noire et humide, de la tourbe riche où tout foisonne. Ainsi dès le mois de mai, arrivent les premiers choux-fleurs (avant leur ennemi numéro 1 : le breton), leur généreuse pomme blanche lovée dans leur feuillage vigoureux.
Dessins. En 1677, Vauban, impressionné par l'endroit, écrivait : «C'est un pays d'eau infini tellement coupé de fosses.» A l'époque, déjà 1000 ans qu'on y travaillait. Les premiers à s'y atteler furent les moines de Saint-Bertin. Au VIIe siècle, ils redessinèrent les marécages et la rivière principale, première de France, l'Aa. Au XIVe siècle, Saint-Omer - aujourd'hui jolie bourgade assoupie - était une des dix plus grandes villes d'Europe. Au fil du temps, les cours d'eau furent creusés et le paysage se dessina. Sous l'Ancien Régime, les rois venaient s'y promener et dès le XVIIIe, on y fit pousser des cultures.
Quelques siècles plus tard, Sylvain Dewalle, 37 ans, a repris les terres familiales, huit hectares dans le marais de la «petite meer», où il cultive l'endive de pleine terre et l'artichaut gros vert de Laon, «au cœur tendre et charnu». Dans la maison de son arrière-grand-père, une vieille photo rappelle l'époque où l'on naviguait pour apporter les légumes à la ville. De la fenêtre, la vue plonge sur les champs derrière un rideau de pluie, «de l'or qui tombe» après la sécheresse. «J'ai bien essayé de vivre à Lille. J'étais chef de rayon mais ça m'a manqué, la nature, le calme, les canaux.» Pourtant c'est un des rares jeunes qui y travaille encore.
Choux et cigognes. Car le marais est une terre qui lutte. Contre la désertification, les parcelles à l'abandon. Dans les années 1960, 300 agriculteurs y retournaient la terre. Aujourd'hui, ils sont une vingtaine et une centaine de personnes habite encore sur ces îles, des îliens rescapés qui s'en échappent, seulement, par bateau. «Moi, je ne voulais pas que mes enfants deviennent maraîchers mais le dernier, il m'a roulé.» La mère de Sylvain, Véronique, hausse les épaules en souriant. Fille du marais, elle a le caractère bien trempé et s'insurge, pêle-mêle, contre les pissenlits, les rats musqués, les cygnes, les pigeons, qui raffolent de leurs menus légumes. «Une petite verdure, ça a le goût du bon.» Il faut dire… Le métier est difficile. Les petites parcelles freinent la mécanisation. Puis quand surviennent des inondations, les indemnisations se laissent désirer, sans jamais arriver.
Jean-Paul Mieze, 59 ans, une autre figure du marais, sait de quoi il parle. Depuis ses 15 ans, il travaille ici, les mains calleuses et épaisses, des vraies pognes «de paysan», comme il dit. Il se marre fort, son visage hilare, buriné par le soleil du Nord. Communicatif. Marie-Claire, sa femme reprend : «Dans le brouillard, on sait toujours où il est.» Chez les Mieze, on cultive notamment les anciennes variétés, la ribambelle de choux-fleurs locaux contre ces hybrides qui inondent le marché : il y a eu le Dunkerque, le Maline Tardive, le Baudens. Jean-Paul lui apprécie le Martinet, «plus beau, plus bon, plus fin». Alors on peste aussi, contre l'uniformité et la rentabilité, à tout prix. A la fenêtre, une cigogne passe. «Celle du voisin. Elle le suit partout.» On rigole. «C'est joli mais heureusement, c'est pas nous qu'elle a choisis.»
Avec sa femme, il se souvient de l'année décisive, celle qui l'a convaincu de rester maraîcher. «C'était en 1976, une sécheresse terrible. Toute la France grillait mais à Saint-Omer, on avait encore du chou-fleur. On l'a vendu 6,50 francs pièce, une belle somme. » Dans les alentours, beaucoup sont partis à la ville. Mais eux, leur marais, ils l'aiment et ne regrettent rien. «Le matin, le soir, ça grouille de sons, de brouillard, c'est un havre de paix.»