Le disque de fonte de 2 mètres de haut se dresse au bord du chemin caillouteux qui s’apprête à tricoter un kilomètre de plus dans le désert de l’Arizona. Il annonce : «Bienvenue à Arcosanti, laboratoire urbain». Etrange promesse alors que la ville la plus proche, Prescott, est à 80 kilomètres…
Mais cette bizarrerie sémantique n’est que l’avant-goût d’un monde étrange, destination mythique pour les amateurs d’architecture et d’art contemporain.
Accroché à un piton rocheux, voici donc Arcosanti : une succession de bâtis cosmiques de béton, ocre ou bruts, organiques toujours, tour à tour anguleux ou tout en courbes, volontiers «vasarélyens» à l'occasion. Premier sentiment, prosaïquement pop culture : quelque part entre l'aigle volant des Cités d'or et le village autochtone d'une lointaine planète dans la Guerre des étoiles. Mais Arcosanti n'est pas un terminus. C'est un point de départ, l'utopie de Paolo Soleri (1919-2013), architecte italo-américain ayant commencé à construire ici, dès 1970 avec une poignée de disciples, un monde meilleur : le sien, censé prouver que la ville peut ne pas être destructrice pour la planète.
La vision se traduit par un petit écobourg de 10 hectares, engagé mais sans ostentation exagérément hippie (une dizaine de chambres d’hôtel parfaites de minimalisme, un restaurant, le wi-fi et même une piscine), succession d’ateliers, d’agoras, de structures, qui rêvasse mollement d’accueillir un jour les 5 000 habitants promis par son démiurge dans un complexe appelé «Arcosanti 5000».
Malgré sa mort, des dizaines de volontaires, étudiants en archi, curieux, artistes, affluent toujours ici pour apprendre, comprendre, créer, tâter du doigt l’utopie de cette ruche complexe, coopérative, refuge d’artistes, labo de recherches architecturales. En guise de guide clés en main, voici quelques rimes en «i» à connaître avant de se téléporter vers cet ailleurs véritable.
Arcology
Mélange des mots «architecture» et «écologie», c'est le concept des villes imaginé par Paolo Soleri, et dont la version la plus aboutie reste Arcosanti. Son obsession ? Réduire la gourmande empreinte des cités du futur sur les terres et les ressources, mais aussi, disait-il, recréer un lien social, que le modèle des quartiers résidentiels d'après-guerre a eu tendance à briser. Non sans humour : dans son ouvrage majeur très grand format de 1969, Arcology : City in the Image of Man, il glisse : «Ce livre traite de miniaturisation.» Redevenu sérieux, Soleri y résume sa philosophie d'urbanisation : «La maison individuelle est la mauvaise voie.» Quarante-six ans plus tard, son assistant historique, Roger Tomalty, résume : «Il se disait à l'époque que l'arcology était un geste radical. Mais il s'agissait juste d'un retour aux racines…»
Fondamentalement en désaccord avec son ex-prof Frank Lloyd Wright, qui pense la ville autour de l’automobile, Soleri imagine la sienne compacte, non pavillonnaire, économisant l’énergie sans sacrifier l’élégance. Exemple : pourquoi donc Arcosanti est-il piqué d’une abside géante, ce quart de globe creux de béton que l’on réserve habituellement aux églises ? Tout simplement car, orientée en fonction de la course annuelle du soleil, elle crée une très longue ombre portée en été, tout en agissant comme un minifour à convection en hiver. Climatisation naturelle !
Paolo Soleri
Arrivé aux Etats-Unis en 1946, diplôme en poche, pour apprendre auprès d’un Frank Lloyd Wright intrigué par une lettre qu’il lui avait envoyée, Soleri en deviendra finalement l’un des fins pourfendeurs, questionnant sa promotion tous azimuts d’un American Dream alors inattaquable, centré sur la bagnole. Au sommet de son art entre 1970 et 1976, Soleri construira bien quelques babioles, mais Arcosanti reste son chef-d’œuvre absolu, générateur d’un certain renflement au niveau des chevilles : aujourd’hui, quelques langues se délient et l’on devine à demi-mot une vision architecturale ne souffrant pas de discussion - trait de caractère probablement nécessaire pour qu’une folie «écoraisonnée» telle qu’Arcosanti puisse effectivement voir le jour. Ce ne fut pas la première. A une heure de route au sud : cap sur Cosanti.
Cosanti
Changement de décor : larges avenues à perte de vue, horizon de villas chics piquées de palmiers et de gazons vaniteux, terrain de golf. A Paradise Valley, le désert a perdu ce que la ville de Scottsdale a grignoté au fil des ans. De quoi renforcer l'incongruité de Cosanti, de ses dômes d'argile semi-enfouis datant pour certains du milieu des années 50. Ici, encore plus qu'à Arcosanti, on a l'illusion d'être dans un décor de la Guerre des étoiles. «Normal, sourit le complice des débuts Roger Tomalty, arrivé là en 1970. C'est ici que devait être tourné le film. Mais le temps qu'il soit financé, les alentours sont devenus trop habités pour être crédibles en tant que désert !»
Qu'importe, ce premier laboratoire d'idées continue depuis sa petite vie, alimenté par un commerce qui finance «à 95%» les visions de Soleri : la vente de curieux mobiles faits de cloches en bronze rétrofuturistes, que Cosanti et Arcosanti apprennent toujours à des légions d'apprentis à couler, via des ateliers en cinq semaines.
Folie
En 2015, les petites mains d'Arcosanti s'affairent bien sûr à la fabrication des fameuses cloches, à l'entretien, à la confection des repas, à l'hôtel. Mais pas encore tout à fait à l'achèvement du rêve ultime du vieux gourou : Arcosanti 5000 n'est pas encore amorcé. «Notre véritable problème, avance une salariée, c'est qu'il nous faut apprendre la démocratie. Soleri vivant, c'était lui qui décidait. Mais là… On cherche. Doit-on en faire un musée ? Continuer à construire ? Nous sommes dans une transition, épuisante, passionnante.»
En attendant, peut-être vaguement soulagée au vu de certains croquis du maître (la tour de 1 000 m de haut semblant sortie de Akira, son hexahedron sur pilotis pour 170 000 personnes…), la république désertique idéale d'Arcosanti donne encore du grain architectural à moudre aux curieux, se satisfaisant de sa présente condition : celle d'un économe vaisseau spatial de béton ocre, tombé de Galactica, où les habitants ne cesseront jamais de rêver qu'une autre ville est possible.
Poussée d'archi mad
Y aller
Depuis l'aéroport de Phoenix, il faut compter 1h15 de voiture pour rejoindre Arcosanti, et 20minutes pour Cosanti
(plus d'infos sur la page Voyages de Libération.fr).
Y dormir
L'hôtel d'Arcosanti propose des chambres dont les tarifs
sont compris entre 30 dollars (27,50 euros) et 100 dollars
(92 euros) pour la luxueuse mais raisonnable «Sky Suite».
Réservation: (928)6327135 ou guests@arcosanti.org
Y manger
Le restaurant d'Arcosanti est tout à fait recommandable
et propose une formule entrée plat à 7,50 dollars ainsi qu'un buffet à volonté à 10 dollars.
A visiter
Tous les lieux remarquables d'architecturemoderniste
de Phoenix et de Scottsdale sont répertoriés sur le site
www.modernphoenix.net/ architects.htm TaliesinWest, lamythique résidence d'hiver et école de Frank LloydWright
à Scottsdale, se visite (moyennant 32 dollars tout
demême). Rens. : www.franklloydwright.org/
taliesin-west/plan-a-visit.html
A lire
Arcology: City in the Image ofMan, de Paolo Soleri, éd. Cosanti Press (1969), 136 pp., 60 dollars (plus les frais d'envoi) sur www.arcosanti.org/node/9775