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Arizona

Bedrock City, home préhistorique

Resté dans son jus avec ses installations de carton-pâte et ses cavernes en crépi, le parc d’attractions dédié aux Pierrafeu invite à un étrange voyage dans le temps.
Planté depuis 1972 sur 12 hectares entre un musée de l’Aviation et une aire d’atterrissage pour hélicos, Bedrock City est en vente pour 2 millions de dollars. (Photo Katie Callan)
publié le 28 août 2015 à 17h26
(mis à jour le 1er septembre 2015 à 10h00)

«C'est comme être sous acide, mais un acide frelaté.» Grand échalas d'obédience visiblement lebowskienne, Rory est comme tout le monde ici : circonspect et charmé. Bedrock City produit toujours cet effet-là. Perdu sur la Route 64 au nord de Williams, dans l'Arizona, le parc bizarro-folklorique ayant pour thème le dessin animé d'Hanna-Barbera The Flintstones (la Famille Pierrafeu en français), clan préhistorique rétromoderne domicilié à Bedrock City, est devenu culte pour sa bizarrerie freak beat, têtue et surannée.

Coincé entre un musée de l'Aviation et une aire d'atterrissage pour les hélicos se rendant au m'as-tu-vu Grand Canyon, Bedrock City accueille d'un panneau «Yabba-dabba-doo Welcome !» et assume sa différence avec ses champignons de crépi multicolore plantés sur une aire de douze hectares de graviers bordeaux zébrant une toundra rase battue par les vents.

Un lieu exigeant, que ne comprendront que les esthètes capables de déceler la beauté sous le vernis de l'étrange véritable. Pourquoi visiter cette pépite de folk art, l'une de ces roadside attractions que seuls les Etats-Unis savent pondre ? Réponse en cinq points.

Une belle histoire de famille

A 73 ans, Linda Speckels a le brushing aérien et le geste exténué. Avec sa fille Gina, qui s'occupe du petit ciné passant en boucle les épisodes des Flintstones dans le parc, elle tient toujours les rênes de Bedrock City, rêve fou érigé ici par son défunt mari, Hudi, constructeur d'immeubles gouvernementaux de son état. Entre les Pierrafeu et les Speckels, c'est à la vie à la mort : le père de Hudi avait construit dès 1966 un premier Bedrock City, dans le Dakota du Sud, alors que le dessin animé faisait un tabac depuis six ans. Ce dernier, un peu trop pimpant pour être aussi attirant, existe toujours.

A la mort du beau-père, goodbye Dakota du Sud et bonjour Arizona. Construit «avec 5 dollars en poche», assure Linda, et une politique volontariste d'immobilisme le figeant à jamais à 1972, Bedrock a réussi un pari : entrer au panthéon des parcs d'attractions les plus étranges des Etats-Unis - aux côtés de Dollywood (ode à la chanteuse de country septuagénaire siliconée Dolly Parton) ou de Holy Land (ambiance fun garantie avec Jésus et ses disciples).

Un cartoon culte et controversé

Dès ses débuts en 1960, The Flintstones part mal : la chaîne CBS l'accuse de plagier sa série The Honeymooners en lui ajoutant seulement un vernis préhistorique : mêmes histoires de couple se criant dessus, excepté que l'on y conduit des voitures de pierre et que l'on se sert des dinosaures comme outils. «Tout le monde pouvait s'identifier à Fred et à Wilma, les héros, résume Linda Speckelset nous aimions cette ambiance des années 60, quand tout était plus fun.»

La décision prise, Bedrock City est construit pour coller au plus près de l'univers pierrafien : entre quelques voitures de bois vermoulu ou un dantesque ptérodactyle sortant de son œuf, on y trouve une vingtaine de petites cavernes multicolores (commissariat, école, épicerie, boucherie avec «ribs de rhinosaurus» en bois peint), écrins enchanteurs où triomphe le crépi teinté - qui enrobe palmiers, volcan, véhicules et fausses platines vinyles. Un favori : le très involontairement freaky Rockhead Beauty Salon, barbier qui abrite derrière sa façade vert menthe plusieurs autels inquiétants garnis de têtes de poupées traversées d'ossements.

La commercialisation n’y a pas de prise

Une fois à l'intérieur de chaque petit bâtiment, surprise : il n'y a rien à y faire, si ce n'est admirer quelques babioles ou installations devenues horrifiques (voir le prisonnier démantibulé dans la geôle de la ville). Certes, il y a bien un long serpent jaune et rose que peuvent traverser les gamins de gueule en queue, un toboggan à dos de brontosaure, une projection en boucle de dessins animés Pierrafeu ou un petit train traversant un volcan de carton-pâte. Mais pas plus. Linda assume : «Nous ne sommes pas un parc commercial. Les enfants savent utiliser leur imagination…» Outre sa stimulation de l'imaginaire, la puissance de Bedrock City reste indéniablement son ancrage dans le temps ; la poussière n'a pas été faite depuis le néolithique, et absolument rien n'y a changé depuis 1972 : dans sa petite boutique, le café y coûte toujours 5 cents, les sandwichs culminent à 5 dollars.

 Le public ne peut y être qu’intéressant

C'est toujours une solide envie d'exotisme weirdo qui porte vers Bedrock City, jamais un hasard ni les guides touristiques. Outre le grand Rory, la sélection naturelle apportera ce jour-là un papa qui erre, un peu hébété, d'un crépi à l'autre avec ses deux enfants. «C'est un peu ringard, mais ça a le mérite de ressusciter les cartoons, jubile-t-il. Je leur ai fait un cours de rattrapage avant de venir.»

Un peu plus loin, une famille entière, format XXL, cheveux longs et treillis, semblant sortir de la série télé Duck Dynasty, veut y croire : «Ça ressemble vraiment au dessin animé, lâche l'un des frères. Enfin, à une version un peu érodée du dessin animé.»

Une féerie menacée d’extinction

Bedrock City a connu des hauts (jusqu'à trente employés à une époque, assure Linda), des bas, des passages de stars (l'architecte et designer Michael Graves et l'acteur Michael Landon, de la Petite Maison dans la prairie !), des revivals épisodiques - notamment à la sortie du film la Famille Pierrafeu (1994). Mieux, le parc est l'une des obsessions du légendaire designer Todd Oldham, qui lui a consacré un livre - Bedrock City (Place Space) - et a connu les honneurs d'un récent article sur le site branché Vice. Tout pour être culte…

Sauf que Linda n'en peut plus. A 73 ans, elle veut, enfin, du temps pour elle. Sa fille Gina, arrivée ici à 2 ans, approuve d'un signe de tête. Ses autres filles ? Pas intéressées : l'une est postière à Hawaï, l'autre à la fac. Linda a donc mis il y a quelques années le parc en vente pour 2 millions de dollars, arguant que le terrain voit passer plus de 5 millions de touristes par an. Aucun pincement au cœur si cette œuvre d'une vie venait à disparaître ? «Je suis prête à bouger très vite», promet-elle. Ajoutant tout de même en conclusion, car on ne se refait pas quand on est une vraie pro : «Je pense que le prochain propriétaire devrait compléter avec une partie dédiée aux Jetson [autre série culte d'Hanna-Barbera mettant en scène une famille vivant dans un environnement futuriste, ndlr]. Cela ne peut que cartonner.»