Perdu dans les collines de Malibu se trouve le lieu le plus étonnant de Los Angeles : le Murphy’s Ranch, construit dans les années 30 par des sympathisants nazis américains. Il devait accueillir le Führer après la victoire sur l’Amérique. Exploration de cet endroit secret, surnommé le «bunker de Hitler».
Un monde parallèle
Le Will Rogers State Historic Park s’étend sur ces collines majestueuses qui courent de Santa Monica à Malibu. Un site magnifique, d’où l’on peut observer l’océan. Après avoir dépassé les maisons de Whoopi Goldberg et de Steven Spielberg, la route s’arrête brusquement. Il faut continuer à pied, sur un sentier de terre. Des instructions glanées au préalable auprès de randonneurs permettent de repérer le petit escalier, dissimulé derrière des buissons, qui descend à pic. Cinq cents marches s’enfoncent à travers la végétation. Il faut éviter les ronces, pousser des branches qui barrent le chemin. Au bout de vingt minutes, on débouche sur une sorte de monde parallèle, paysage de désolation.
Des dizaines d’hectares de terrains s’étendent, à l’abandon, sur plusieurs niveaux. En s’avançant, on tombe d’abord sur la carcasse d’un camion renversé dans un fossé, puis un réservoir à eau, tout en béton, de plus de 40 mètres de long. Un peu plus loin, une baraque en ruines. A ses pieds, ce qui ressemble à la porte rouillée d’un réfrigérateur des années 40 - ou bien est-ce une machine à laver ? Une baignoire est aussi plantée dans l’herbe. Bienvenue au Murphy Ranch.
«Ferme autosuffisante»
Personne ne sait ce qui s'est passé exactement au fond de cette vallée. «Il est difficile d'établir clairement les faits, tant il manque d'éléments», explique Randy Young, historien et auteur de deux livres sur le sujet. L'homme a néanmoins les preuves qu'un groupe de sympathisants nazis aurait bien vécu ici, de 1933 à 1941. En recoupant témoignages de résidents, plans d'architectes et archives, il a pu recréer l'histoire de cette communauté liée aux Silver Shirts, l'un des groupuscules nazis américains très actifs en Californie jusqu'au début des années 40. Des «chemises d'argent» qui comptèrent entre 15 000 et 50 000 membres, répartis sur 22 Etats américains.
Les recherches de Randy Young se basent sur une lettre trouvée dans les archives de l'université de Californie à Los Angeles (UCLA), rédigée par John Vincent, universitaire, historien de la propriété. Vincent y mentionne sa rencontre avec la «mécène» qui finança l'aventure. Riche héritière, Winona Stevens «avait un penchant pour les phénomènes métaphysiques et surnaturels». En 1932, elle tombe sous l'influence d'un certain «Herr Schmidt», «homme à l'accent allemand prononcé, qu'elle croyait doté de pouvoirs surnaturels». Schmidt, qui était sans doute un espion allemand, l'aurait convaincue que l'Allemagne allait remporter la guerre et qu'il fallait construire une «ferme autosuffisante, s'inspirant de l'idéologie nationale-socialiste, afin de survivre en territoire ennemi». Ainsi naquit la colonie nazie. Le Führer ayant par ailleurs émis le souhait de vivre en Californie, le ranch espérait l'y accueillir une fois la guerre gagnée. D'ici là, il s'agissait de vivre en autarcie, prêts au combat.
Un projet pharaonique
Le 28 août 1933, les Stevens achètent un gigantesque terrain au célèbre acteur et cow-boy Will Rogers. Ils prennent pour ce faire le pseudonyme de «Jessie M. Murphy» (d'où le Murphy Ranch). Et s'attelèrent à bâtir «cette sorte d'utopie virtuelle», comme l'indique la lettre de John Vincent. Des plans d'architectes révèlent un projet pharaonique qui devait coûter autour de 4 millions de dollars. Plus de 3 000 arbres (noisetiers, citronniers, oliviers) devaient être plantés sur les terrasses où s'organisaient potagers et maraîchers, des tuyaux approvisionnant chaque plantation en eau naturelle. Un ponceau, une chambre froide, une centrale électrique et un réservoir de mazout d'une capacité de 80 000 litres étaient aussi prévus, ainsi qu'une résidence de quatre étages dotée de vingt-deux chambres avec une piscine intérieure, cinq bibliothèques, une salle de gym et une salle de concert…
Les travaux s’arrêtèrent brusquement en 1941, lorsque les Etats-Unis entrèrent en guerre. Selon la rumeur, la police aurait débarqué dans le ranch au lendemain de Pearl Harbor, coffrant d’un coup l’infâme Herr Schmidt et une quarantaine de ses complices. Le site fut ensuite laissé à l’abandon, avant d’être redécouvert par une communauté d’artistes dans les années 60. Racheté par la ville en 1973, il est devenu, au fil des ans, une gigantesque ruine.
Les «vestiges d’un futur»
On arrive devant une grande bâtisse entièrement recouverte de tags et de graffitis de toutes les couleurs. L’édifice est constitué de murs de béton épais. A l’intérieur, quelques fenêtres étroites sont munies de barres de fer, condamnées en outre par des murs supplémentaires. Des trappes au sol donnent sur ce qui semble devenir un souterrain. Serait-ce le fameux bunker qui devait abriter le Führer ? Plus loin, des amas de ferrailles sont encastrés les uns dans les autres ou jaillissent du sol. Pylônes, bout de murs rouillés, barres de fer et tuyaux partent de tous les côtés. Une porte-fenêtre se tient encore droite, ses murs ayant pour leur part mangé la poussière.
Edwin Chan, architecte et ex-associé de Frank Gehry qui nous accompagne dans notre excursion, se dit fasciné par «ces vestiges d'un futur qui n'a pas complètement existé» et suggère de dater les ruines comme autant de couches d'une fouille archéologique auxquelles il faudrait attribuer une époque. De quand date cette énorme citerne, plantée comme un phare, qui ne contient plus que des débris carbonisés ? Et ce four à pain encore chaud, qui semble avoir été utilisé récemment par des squatteurs ?
La difficulté est d'autant plus grande qu'on n'en sait encore moins sur la colonie d'artistes qui se développa ici à partir de 1951. Un article du LA Times en 2009 indiquait que le terrain fut acquis par le millionnaire et philanthrope Huntington Hartford, en 1948. «Chargé de donner forme à ces résidences dans le canyon, précise le journal, l'architecte Lloyd Wright y adapta des bâtiments déjà existants. Il conçut aussi deux duplex, l'un pour des peintres, l'autre pour des écrivains.» Douze villas accueillirent ainsi artistes et écrivains pour des résidences de six mois, dont le prix Pulitzer Mark Van Doren et l'auteur Christopher Isherwood. L'expérience s'arrêta brutalement, sans explication, en 1965. Un mystère de plus pour un lieu fantôme en sursis. Selon les autorités locales, l'accès au site pourrait être interdit du jour au lendemain.