De la Villette, plus grand parc urbain de Paris avec ses 55 hectares, on a pu, en quelque trente années de fréquentation, appréhender la réalité culturelle. Multidisciplinaire, celle-ci s’exprime en de nombreux lieux de référence qui constellent le site, du Zénith, inauguré en 1984, à la récente - et ruineuse - Philharmonie, chantier pharaonique dont plus personne n’ose prédire la date d’achèvement des travaux. Bordée d’un côté par la Grande Halle, altier vestige du marché aux bestiaux et des abattoirs fermés en 1974 ; de l’autre par la Cité des sciences et de l’industrie, l’offre y est munificente.
Ouvert à tous vents, le parc a été conçu par l'architecte Bernard Tschumi, théorisant en 1982 un «type distinctif et novateur venant incarner un changement de contexte social». Fondé sur «un triple système de points, lignes et surfaces», il vieillit très bien : qu'on y vienne pour dévaler du grand toboggan dit du dragon (réveillé après cinq ans de sommeil !), pique-niquer un soir d'été devant un Tarantino ou un Billy Wilder projeté (depuis un quart de siècle) sur écran géant, ou juste pour dealer, personne n'a de raison de s'y sentir exclu.
La Villette revendique 10 millions de visiteurs par an. Une donnée approximative, et surtout invérifiable, qui définit cependant une échelle de grandeur populaire. Mais combien de badauds, occasionnels ou réguliers, connaissent toutes les facettes du parc, bucolique et vertueux, où l'on croiserait, pêle-mêle : quatre moutons noirs du Velay, une vigne de chasselas (donnant un vin plus collector qu'exceptionnel), une Bicyclette ensevelie (œuvre de Claes Oldenburg et Coosje Van Bruggen), ou les carcasses d'un élan moderniste parfois évanoui… Petite virée au cœur d'une «Villette bis» au folklore benoîtement insolite quoique non dénué d'enseignements, sinon de ressources.
1 Les jardins passagers
La Villette n’a pas attendu la COP 21 pour se soucier d’environnement. A preuve l’exposition «Jardin planétaire», conçue en 1999 par le paysagiste Gilles Clément, dont les jardins passagers incarnent la réminiscence. Entre le pavillon Paul-Delouvrier (affecté aux expos) et le ludique jardin des dunes et des vents, il faut emprunter une passerelle métallique pour découvrir, sur l’ancienne dalle de la halle aux moutons (dont on raconte qu’elle aurait été jadis démontée et entreposée en kit en Seine-Saint-Denis, mais nul ne sait plus où), cet écrin de biodiversité ébouriffé. En partie concédé sous forme de parcelles à des particuliers, il abrite un nombre indéfini d’espèces, personne n’ayant jamais songé en dresser l’inventaire - ce que l’on perçoit comme une bonne nouvelle à une époque où tout se comptabilise, se classe, s’analyse.
Tout au plus notera-t-on que la prêle des champs s'y sent chez elle, de même que la (menacée) nielle des blés, la sauge sclarée (qui sert de base en parfumerie) ou le pélargonium odorant. Les abeilles aussi qui, en coloc dans quatre ruches, offrent quelques dizaines de kilos de miel par an. Jusqu'à fin septembre, l'enclave est ouverte à tous le week-end (sinon, les groupes et les scolaires restent les bienvenus) ; en particulier les 26 et 27 pour un «troc de graines» organisé à l'occasion de la Fête des jardins. «En principe, on les échange, donc les gens peuvent nous en apporter, précise Mathieu Yon, un des deux spécialistes à demeure. Mais l'idée étant de diffuser les plantes, on en donne pas mal aussi, accompagnées d'une petite notice.» Une précision à laquelle s'ajoute un message personnel : «Si un hérisson, célibataire ou en couple, souhaite venir s'installer ici, il est le bienvenu, car la moitié de nos légumes sont bouffés par les limaces.» Vade retro Monsanto !
2 Le Cinaxe
«Partez à l'aventure avec Cinaxe, dont le simulateur perfectionné restitue tous les mouvements du film en 3D parfaitement synchronisé avec l'image». Wikipédia, le site de l'Officiel de spectacles ou de l'office de tourisme de la ville de Paris continuent de faire la réclame d'un équipement… démantelé depuis quelques années. Ironie de l'histoire, c'est sur son propre terrain, celui de l'innovation technologique, que le Cinaxe a été terrassé par les parcs d'attraction, la 3D, Oculus Rift, etc.
Juste en face de l'emblématique Géode, où le reflet des cieux sur la paroi d'acier demeure le plus fascinant des spectacles, le Cinaxe n'est donc plus qu'une coquille vide, abandonnée à une nostalgie prématurée. Des amateurs de sensations fortes ont prisé ce système sur vérins à l'origine unique en Europe, s'imaginant l'espace de quelques minutes à bord d'un hélico ou d'un hors-bord. Dans le bâtiment condamné, une affiche précise les caractéristiques absconses du dispositif («châssis en tubes mécanosoudés, plancher multiplis»), mais seule une béance charbonneuse subsiste. Et, visibles du dehors, ces affichettes de films qui n'ont plus que leurs titres pour faire voyager : Entre rêve et réalité, l'Univers à toute vitesse…
3 L’Espace périphérique
Il faut crapahuter un petit quart d'heure pour découvrir à l'autre extrémité du parc, l'Espace périphérique et, dans son prolongement, la Halle aux cuirs. «Un coin si oublié que lorsque le ministère de la Culture m'a transmis les plans, il n'y figurait pas», s'amuse Didier Fusillier. Pourtant, entré en fonctions début juin, le nouveau président de la Villette entend le convertir en symbole d'une politique débordante d'initiatives, «quitte à ouvrir des espaces de manière un peu sauvage, inaboutie, plutôt que de voir les projets traîner sur deux ou trois ans». Jadis le secteur avait une sale réputation.
Le béton omniprésent - des piliers qui soutiennent le périph aux bâtiments construits au début des années 60 - et le bruit continu du trafic doivent être repensés comme les éléments constitutifs d'un cadre «terriblement parisien». Pour demain, on parle festivals (100 % et Villette Sonique), bouées de cargos transformées en braseros, soupes servies à la bonne franquette, galerie d'art, resto, clubbing… En attendant, derrière des grilles, dorment sous des bâches des pièces de la fusée Ariane qu'on imagine reconverties en éléments de décor rétrofuturistes.
4 La bambouseraie
Plus à une révélation près, c'est en contrebas du Zénith, à gauche, que se pelotonne la deuxième plus grande forêt française de bambous - après celle d'Anduze (Gard). Et quiconque ne se captiverait pas pour ce qui différencie le sasa tsuboiana du phyllostachys flexuosa (deux des trente variétés) ne doit pas s'y sentir indésirable : à l'impénétrabilité de la végétation répondent des propositions artistiques actionnant d'autres stimuli, comme cette œuvre au sol, signée Daniel Buren, alternant des bandes de basalte noir et de galets gris. Ou l'énigmatique Cylindre sonore de l'architecte allemand Bernhard Leitner : une structure haute de 4,50 mètres et d'un diamètre de 10 mètres, équipée de haut-parleurs derrière les parois diffusant une ambiance électroacoustique en symbiose avec la nature. Créée en 1987, l'œuvre est restée longtemps en carafe avant d'être restaurée en 2013. Et il serait à tout le moins injuste que seuls les fumeurs de chichon, familiers de l'antre, en profitent.