Menu
Libération
Grand nord

Dans les pas de Brel

Entre Herzeele et Gand, nos correspondantes sont allées chercher le Grand Jacques en chansons. Bal(l)ades.
Café des Orgues à Herzeele. (Aimee THIRION)
par Stéphanie Maurice, LILLE, de notre correspondante et Haydée Sabéran
publié le 27 septembre 2015 à 17h06
(mis à jour le 21 octobre 2015 à 14h02)

Ça arrive parfois au détour d'une route ou d'un canal. Comme l'impression de regarder une chanson de Brel. On a beau vivre depuis des années dans ce paysage, on ne se lasse pas. Dans le nord de la France et, juste de l'autre côté, d'un coup de vélo, en Belgique, il suffit de quelques nuages bas, d'une grisaille ou d'un clocher noir qui jaillit de la terre plate. «Il y aura toujours cette couleur, cette vibration dans ses chansons, dit France Brel, sa fille. La Belgique est son pays natal. Il a écrit des histoires en allant puiser dans ses souvenirs. C'est un visuel, il raconte ce qu'il a vu.»

Ces hommes «au fromage», «enveloppés de tabac», ces Flamandes qui savent danser presque immobiles, ces digues que sont les dunes de la mer du Nord et «un ciel si gris, qu'il faut lui pardonner». «Dans son esprit, l'enfance est une notion géographique. Quand on plonge en soi, ce dont on se souvient, ce sont des paysages et des cieux», conclut sa fille. Alors, nous, dans le Grand Nord, entre Herzeele et Gand, on est allé chercher le Grand Jacques en chansons.

La Bière, à Dranouter

Ça sent la bière De Londres à Berlin Ça sent la bière Dieu qu’on est bien

S'il n'y en avait qu'une seule ! Mais elles sont des dizaines, des Kriek, des Gueuze à l'alambic, des Kwak qu'il faut savoir boire, des trappistes traîtresses, Westmalle ou Chimay à 8 degrés et plus. On se souvient encore de ce pauvre Parisien perdu à la frontière entre Bailleul et Poperinge, qui a demandé, naïf, une bière, sans plus de précision. La serveuse lui a rétorqué : «Laquelle ?» Et, devant son air désemparé, elle s'est fait un bonheur de réciter la liste. Dans son dos, la clientèle était hilare. Dans ce coin de Flandre, les estaminets, ces endroits où on ne fume plus mais où on boit toujours, sont légion, avec leurs comptoirs de cuivre, leurs banquettes de bois ouvragé, le houblon à sécher au plafond. On mange des tartines au lard et au fromage, et on joue à la grenouille - qui arrivera à lancer la pièce dans sa bouche d'acier grande ouverte ?

Et le dimanche après-midi, après la messe ou la kermesse, c'est plein «d'arrière-cousins de Brueghel l'Ancien», de mémères, «un sein pour la bière, un sein pour l'amour», de débutants et de finissants. Et quand on sort, un peu titubant, un relief paisible sert d'horizon, les monts de Flandre. Des collines, pas des sommets. «On fait des montagnes/ Avec ce qu'on peut», quand on est «gens sans Espagne». Ici, pourtant, furent les Pays-Bas espagnols, et certains racontent que les estaminets doivent leur nom à une altération d'«esta un minuto», - parce que ça prend une minute d'avaler une chope.

Les Flamandes, à Herzeele

Les Flamandes dansent sans mollir Sans rien dire aux dimanches sonnants Les Flamandes dansent sans mollir Les Flamandes ça n’est pas mollissant

Le dimanche, à Herzeele, près de Dunkerque, le minuscule Café des orgues se métamorphose. Une vaste arrière-salle s'ouvre, et d'immenses instruments de foire ouvragés font la musique. Trois orgues de Barbarie géants, incrustés dans les murs, avec grosses caisses et percussions. Le plus vieux date de la Belle Epoque. Les retraitées du coin, solides Flamandes en mises en plis, seins lourds et boutonnées jusqu'au col, dansent, et s'appliquent, et on surprend parfois des genoux de rêve sous les jupes qui tournent. «Si elles dansent, c'est qu'elles ont septante ans…» Mais elles sont les plus fortiches, surtout à «l'aéroplane», aussi appelée «scottish», qui se danse côte à côte, hanche contre hanche. Intimidés, des hipsters à barbe et des jeunes filles en robe d'été essaient de les imiter en scrutant leurs pas. Essoufflées et victorieuses, les mémères se rassoient devant leur bière. Il en vient de Lille, de Belgique, d'Hazebrouck, de Bully-les-Mines.

Marieke, à Gand

Ay Marieke Marieke je t’aimais tant Entre les tours de Bruges et Gand Ay Marieke Marieke il y a longtemps Entre les tours de Bruges et Gand

Entre Bruges, la ville-musée figée dans ses atours touristiques, et Gand, la vivante, folle de design et de jeunesse, on choisit la seconde. Tout le Nord s’est retrouvé aux Fêtes de Gand, 160 ans d’âge, ces derniers jours pour une avalanche de concerts et de beuveries. Entre deux nuits, on a trouvé le temps d’aller jusqu’à la cathédrale Saint-Bavon. Sa tour carrée et grise jalouse le beffroi voisin, symbole de l’indépendance de la cité : bien que plus petit qu’elle, il la nargue avec son dragon d’or perché au sommet.

Mais à Saint-Bavon, il y a le retable de l'Adoration de l'agneau mystique, peint par les frères Van Eyck. En ce moment, il est en cours de restauration, et le public peut aller assister au lent travail de décapage des vernis abîmés et des retouches inutiles au musée des Beaux-Arts de la ville. Ce triptyque serait le chef-d'œuvre le plus souvent volé dans l'histoire de l'art, par les Français sous Napoléon, par les Allemands en 1914-1918 et en 1939-1945. Un sacristain chenapan a piqué deux des volets, et n'a eu le temps d'en restituer qu'un avant sa mort, ce qui fait qu'il manque toujours la partie nommée «les Juges intègres».

On sort, on s’éloigne de la grand-place et de son brouhaha de centre-ville pour flâner le long de canaux, suivre au hasard des venelles fleuries. Seuls les vélos passent. Sur l’un d’eux, une fille en robe cerise : Marieke et ses vingt ans ?

Le plat pays, entre Ostende et Bruges

Avec de l’Italie, qui descendrait l’Escaut Avec Frieda la blonde, quand elle devient Margot Quand les fils de novembre nous reviennent en mai Quand la plaine est fumante, et tremble sous juillet

Alleï, tu loues les vélos à la gare d'Ostende, 15 euros par personne et par jour, et en quelques coups de pédale, les voilà dans l'arrière-pays de Bruges, les polders, les terres plates gagnées sur la mer. Départ de l'office du tourisme de Bredene pour acheter la carte de la Breduniaroute. Au début, la mer, les «vagues de dunes pour arrêter les vagues», les grillons de l'été en fond sonore dans les oyats, et puis, quittant De Haan, du blé aussi loin que les yeux peuvent voir, et des roseaux qui font pfshouiii dans le vent d'ouest, au bord de canaux étroits à petites écluses. Partout des alouettes s'amusent, et on pédale à plat, tout plat… plat… plat. Fastoche, le vélo, «quand le vent est au blé».

Il y a aussi du lin debout en camaïeux de jaunes et bruns, ou déjà fauché, posé en longs rubans alignés, rien qui dépasse. Juste avant Houtave, au milieu de rien, une moissonneuse, des chevaux et une terrasse ombragée avec un air de Far-West. En petite robe noire, voilà l'arrière-cousine de Frieda la blonde, la fille du hangar agricole, les épaules dorées, habillée comme si elle partait danser. Tu lui parles anglais, politesse de voisin - surtout ne pas imposer le frans, bande de balourds -, elle continue en français parce qu'elle a décidé de te faire plaisir, avec l'accent tout raclé d'Arno, en riant. Une radio commerciale crachote une voix de DJ flamand, tes voisins, cyclistes aussi, se dopent à la bière sur la terrasse, et Frieda te sert deux crêpes pour le prix d'une, comme toujours avec les Belges.

On fait un crochet par Bruges, où on s’englue dans une mer de touristes. Seul répit, la cathédrale, de briques austères dehors et haute au-dedans, toute blanche de lumière. Tu t’échappes par le canal couleur gris-vert, le vent de face sous les peupliers, et tu penses à l’automne qui vient.