Menu
Libération
Reportage

Odessa, la cour de Babel

Projet impérial russe bâti par des Français, la plus européenne des villes ukrainiennes, qui a vu naître Isaac Babel et passer maints écrivains, cinéastes et aventuriers du monde entier, regorge d’histoires.
L'escalier du Potemkine. (Photo Serge Poliakov)
publié le 16 octobre 2015 à 17h46

Odessa a en commun avec Gênes et Marseille d’être un port sur une mer chaude, alimentant les rêves, les mythes et les fantasmes. Rien qu’à les évoquer, on entend déjà les sirènes, on sent monter les remugles des cargaisons, l’odeur des poissons ; on croit percevoir les rires des marins en goguette ou des bagarres entre hommes avinés, on imagine les brigands à l’affût, dans l’attente de marchandises de contrebande… Mais non, l’Odessa d’aujourd’hui n’est plus celui des années 20 et 30, que décrivit si bien l’écrivain Isaac Babel, assassiné par les sbires de Staline en 1940. Le monde de petits boutiquiers, d’artisans, de rabbins et de bandits a disparu dans l’Holocauste avec ses habitants juifs, qui constituaient quelque 30 à 40 % de la population de la ville en 1941.

Les porte-conteneurs ont remplacé les antiques cargos regorgeant de céréales du «grenier à blé de l'Europe» et - conséquence d'une année d'affrontements russo-ukrainiens -, seuls trois navires de croisière ont fait escale cette année à Odessa, alors qu'il y a un siècle existait une ligne régulière reliant Odessa et Marseille. Aujourd'hui, c'est l'architecture classique qui parle du passé d'une ville qui a vu se croiser nombre d'aventuriers européens, presque tous les écrivains russes et ukrainiens et de nombreux cinéastes, dont le plus connu est certainement Sergueï Eisenstein qui, dans son Cuirassé Potemkine, immortalisa, avec la scène du landau, le magnifique escalier qui descend vers le port de commerce.

Une cité européenne

Projet impérial russe, puisque c'est l'espagnol José de Ribas qui prit la forteresse turque de Hadji-Bey pour l'offrir à l'impératrice Catherine II en 1789, Odessa, fondé cinq ans plus tard, n'a jamais été une ville russe classique. «Là-bas, tout a un air d'Europe. On sent qu'on est dans le Midi», écrivait Pouchkine qui, alors petit fonctionnaire, y vécut au début du XIXe siècle. Et de fait, elle reste reconnaissante à tous ceux qui l'ont bâtie et modelée.

Si la rue Deribassovskaïa est la plus animée du centre-ville, la figure la plus présente est certainement celle d'Armand-Emmanuel du Plessis, duc de Richelieu (1766-1822). En haut de l'escalier du Potemkine, sa statue trône résolument, son visage tourné vers la mer. En se promenant dans les rues qui se coupent à angle droit, œuvres d'architectes français qui se sont inspirés des plans en damier de l'Italie du XVIe siècle, il n'est guère de lieu qui ne porte le souvenir de l'homme qui gouverna la ville de 1803 à 1814, fit bâtir de nombreux édifices en surplomb de la mer et fit venir beaucoup de groupes ethniques des confins de l'empire : juifs de Galicie, Bulgares échappés de l'empire turc, tout comme des commerçants grecs et italiens ou des colons allemands, qui développèrent l'agriculture. On ne compte plus les restaurants ou cafés qui s'appellent Duc ou Richelieu. La plus longue rue porte son nom tandis que la plus belle, là où sont concentrées les anciennes villas, s'appelle le boulevard des Français. L'opéra a son «entrée française», qui donne sur un petit parc, le square du Palais-Royal, où vécurent les plus riches commerçants français.

La plupart des Européens quittèrent cependant la ville après la révolution bolchevique, et c’est en fait à l’époque soviétique que celle-ci se russifia le plus.

Le quartier juif

Il y a d’abord la Moldavanka, le vieux quartier cosmopolite, où vécut enfant Isaac Babel. On l’appelait ainsi car ses premiers habitants étaient juifs ou venaient de Moldavie. Le quartier avait accueilli surtout des pauvres, attirés par l’activité du port et la construction dans le quartier de nouvelles usines. Les juifs les plus riches n’habitaient pas la Moldavanka et ses maisons basses d’un ou deux étages, mais le centre-ville derrière la place Catherine. Dans ce quartier, ce sont les cours qu’il faut visiter. Sur ces fragiles constructions de bois s’étirent encore aujourd’hui de longs fils à linge, tandis que les vieillards descendent qui un banc qui une chaise, pour papoter au soleil. Les plus fortunés avaient leur appartement côté rue. Les plus pauvres se partageaient les cours.

Babel n’est pas le seul personnage illustre de la communauté juive odessite. Elle se souvient aussi de Vladimir Jabotinsky, un des fondateurs du mouvement sioniste, et notamment du Beitar, qui organisa des milices d’autodéfense pour résister aux pogroms (comme celui de 1905, qui fit 400 morts). C’est d’Odessa que partit alors le premier navire de Juifs vers la Palestine. Un «tourisme mémoriel» s’y développe aujourd’hui. Les membres de la communauté juive, qui viennent découvrir la ville natale de leurs ancêtres, ne manquent pas de visiter les lieux des massacres commis par les Roumains qui envahirent la ville en 1941, liquidant en quelques mois des décennies d’histoire.

La ville de tous les écrivains

A l’exception du poète Taras Chevtchenko, considéré comme le fondateur de la littérature ukrainienne, il n’existe pas d’écrivain russe ou ukrainien qui n’ait pas mis le pied à Odessa.

On montre aux visiteurs les immeubles où vécut et travailla Pouchkine pour l'administration du comte Vorontsov, premier Russe (et encore… puisqu'il grandit à Londres) à diriger la ville. «En fait, la notoriété d'Odessa était si grande qu'au moins 600 écrivains du monde entier sont liés à son histoire», du Polonais romantique Adam Mickiewicz à l'Américain Mark Twain ou au Belge Georges Simenon, raconte le voyagiste Alexandre Babitch. On dit même que la grande comédienne Sarah Bernhardt, qui joua à l'opéra de la ville, fut un temps la maîtresse d'un gouverneur d'Odessa.

Atlantide en devenir

La légende dit qu’Odessa est construit sur un plateau qui pourrait s’enfoncer dans la mer. Sorte d’Atlantide en devenir. Pour s’en assurer, on visite les catacombes, une série de galeries creusées dans d’anciennes carrières qui courent sous la ville.

Le réseau de tunnels s’étend sur environ 2 500 kilomètres. C’est de là qu’on extrayait la pierre qui servit à bâtir la cité. C’est là que les partisans soviétiques se sont cachés pour résister aux Roumains alliés aux nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. On y trouve des lacs souterrains et, bien sûr, des dizaines d’histoires de guerriers, mais aussi de contrebandiers. Héritée des contes de Babel, la légende veut qu’Odessa fût une ville de brigands… Encore une histoire. Une de plus.