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Cadix, le temps des Gaditans

Le voyageur a vite fait de se perdre dans les dédales de la ville andalouse et ses quadrillages de rues aux allures de La Havane. Pour éviter au profane d’attraper le tournis, ses quartiers sont un bon repère. En route.
Dans le quartier de El Populo, au centre de Cadix. (Photo Pierre-Yves Marzin. Riva Press)
publié le 30 octobre 2015 à 17h26

Relié à la Péninsule par un isthme et deux ponts sur la baie éponyme, Cadix se révèle immédiatement à vous comme un monde à part entière, une marge avec ses règles propres, son parler ailleurs introuvable (les cinglants «tch» castillans sont remplacés par des «ch» chuintants et accentués), ses gens qui ont l’air de se rire de leur singularité inaccessible pour qui n’est pas gaditan (l’habitant de Cadix), ce quadrillage de rues où se perdrait n’importe quel pirate…

Comme ces derniers en d’autres temps, le profane y pénètre aujourd’hui déboussolé : entre le port et son immense plage de sable, le tracé labyrinthique vous donne le tournis, la géographie se joue de vous, la ville et ses allures de La Havane méditerranéenne vous résistent. Seule façon de s’y retrouver un tant soit peu : s’attacher à ses quartiers. Callejones, San Juan, La Laguna, Loreto, Candelaria, Trille… On en compte 29 au total, 16 dans la partie nouvelle, au-delà des «Portes de terre», 13 en deçà. Balade au gré de trois quartiers historiques, emblématiques, évocateurs, chargés d’énergie.

1- El Populo, l’antique

«Nous sommes des survivants.» Elle a un rire gouailleur, Pilar, qui, avec sa sœur, tient «la Favorita», un bar restaurant décoré de mosaïques fantasques, de toiles allègres et de motifs ethniques. De l'humour gaditan pur jus : se définir comme des «survivants», c'est une façon de souligner que le Populo est un quartier ancien, le plus antique de la cité. Trois mille ans de millefeuille civilisationnel, phénicien (Gadir), romain (Gades), chrétien (Cadiz)… Par ici, il n'y a qu'à se baisser et creuser un peu pour heurter un signe d'histoire, une trace d'antan. Derrière la vieille cathédrale, autour de la Casa del Obispo, on s'étonne de la netteté et de la richesse de vestiges romains ou phéniciens, temps pionniers des conserveries de poissons. Ou Romains : «Tu n'as qu'à soulever une dalle, rigole toujours Pilar, et un lion peut te sauter à la figure !» D'ailleurs, en face de sa Favorita, un petit musée a restitué une partie de l'hémicycle qui, à l'époque de Pompée, fut le deuxième plus grand de tout l'Empire. A l'intérieur, une reconstitution permet d'imaginer sans effort la solennité du public face au talent élégiaque des acteurs sur la scène.

Ce n'est qu'une petite parcelle de la munificence de la Rome gaditane, ensuite remplacée par les forteresses médiévales et les rêves d'Amérique. On raconte que les armateurs, construisant les caravelles vers les «Indes», cherchaient à installer leur demeure dans ce périmètre. «Puis, ils y ont renoncé car c'était un quartier trop populaire à leur goût, claironne José Manuel, 62 ans, dégustant une sardine dans une taverne face à la cathédrale. Populaire, ça l'était, ça l'est et le sera toujours. C'est la raison du nom - El Populo -, le peuple en est le vrai rempart.»

2- La Viña, la carnavalesque

«C'était le 1er novembre 1755, en début de matinée. Un terrible séisme vient de secouer Lisbonne (à quelques centaines de kilomètres au Nord) et des vagues gigantesques s'abattent sur le port de pêche. Notre Vierge accomplit alors un miracle en repoussant les eaux furieuses…» Doña Maria Antonia, septuagénaire, raconte l'épisode mythique comme si elle y avait assisté, et vous montre le point précis où les vagues ont été refoulées, oui oui, au beau milieu de la calle Virgen de la Palma. «On est tous persuadé que la Vierge a vraiment existé, vous savez», nous assure-t-elle, peu disposée à être contredite. Aujourd'hui épine dorsale du quartier, la rue accueille les meilleurs restaurants de fruits de mer.


19-07-2015. Cadix, Espagne. Près de la plage de La Caleta dans le quartier de La Viña dans le centre de Cadix.

© Pierre-Yves MARZIN/RIVA PRESS

19-07-2015. Cadiz, Spain. Close to the beach of La Caleta in the neighborhood of La Viña, downtown Cadiz.

© Pierre-Yves MARZIN/RIVA PRESSPrès de la plage de La Caleta. Photo Pierre-Yves Marzin. Riva Press

Plus bas, vers la plage de la Caleta, un certain Antonio Henry («J'ai des ancêtres français, nous sommes ici tous des fils d'immigrants, et pas toujours recommandables») rappelle que ces ruelles furent, jusqu'au XVIIIe siècle, des rangées de vignes - d'où le nom du quartier, La Viña. Barbier à la retraite, qui se targue d'avoir rasé les deux derniers détenus de la prison voisine, aujourd'hui fermée, il ne quitterait pour rien au monde ce microcosme à la Pagnol où les petites gens importent. Où, les mois précédant le carnaval, c'est une effervescence artistique sur les places, dans les garages et certaines salles. Où bruissent la satire et l'irrévérence, et où des groupes d'amateurs préparent leur propre commedia dell'arte. Le carnaval devient alors la raison d'être du quartier. Les décors se meuvent, les artistes font sonner les guitares, les costumes se fabriquent. Dans un décor de carton-pâte, Juan Diego, trentenaire, est un de ces fabricants : «L'ADN de La Viña est carnavalesque. Un grand jeu d'illusionnistes : quoi de plus réel, en somme ?»

 3- Santa Maria, la flamenquissime

On dirait un quartier ratatiné, coincé, engoncé, recroquevillé entre les Portes de terre, la cathédrale et l’ancienne prison royale, le premier édifice néoclassique de la ville.

Une fois dans ses venelles, pourtant, Santa Maria vibre de personnalité et de singularité. De vieilles dames en noir assurent qu'elles sortent à peine du quartier. «Je suis de Santa Maria, dit l'une. C'est une raison suffisante pour ne jamais aller ailleurs !» De jeunes ados font pétarader leurs mobylettes, smartphones en main, à la recherche de petits boulots telle la revente de poissons pêchés le matin. Comme au Populo ou à la Viña, c'est un petit peuple humble et fier, défiant et drôle, orgueilleux et dans l'autodérision.

Entre les parois peintes à la chaux, cela résonne d'alegrias, ce genre flamenco qui a écrit ses lettres de noblesse dans ce dédale où sont nées des gloires comme Enrique el Mellizo, la Perla de Cadiz, Chano Lobato, Aurelio Sellé…

Autour du Centre municipal du flamenco, se bousculent les gargotes où l'on sirote du vin de Jerez en écoutant des cantaores du cru. Des temples païens faisant d'ailleurs très bon ménage avec leurs cousines germaines, les églises catholiques. Comme celle de Santa Maria où, depuis 1815, tous les élus reçoivent la médaille du Nazaréen, Jésus-Christ étant bizarrement considéré ici comme «maire perpétuel de la ville». Ce soir-là, c'est au tour d'un certain «Kichi», le nouveau maire de la gauche radicale qui, quoique athée et antigrenouilles de bénitier, se montre, «en hommage au quartier de Santa Maria», solennel et recueilli. Après la messe, tout naturellement, les participants iront se chamailler gaiement dans la taverne flamenco d'à côté où on peut lire «Arte y Duende». Art et lutin, littéralement, cette muse poétique qui prend les tripes du chanteur inspiré. Ce quelque chose qui, lorsque tombe le soir faussement apaisé, semble remuer les braises de Santa Maria.