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Japon

Tokyo, le verre solitaire

Grandes destinationsdossier
Virée nocturne dans les petits bars de la capitale japonaise où, après une certaine heure, les derniers godets se boivent seul, au comptoir, serré contre des inconnus.
(Lian Chang / Flickr)
publié le 20 novembre 2015 à 18h26
(mis à jour le 29 juillet 2016 à 10h19)

La capitale japonaise est une ville étrange. 13,5 millions d’habitants, des supermarchés ouverts tout le temps, des lumières et des néons à faire passer Broadway pour un village endormi et pourtant, en quelques dizaines de mètres, il est possible de se retrouver dans des rues étroites et calmes, avec leurs petits vieux qui sortent les poubelles et leurs échoppes qui ne payent pas de mine, dans une ambiance presque campagnarde. Comme si, dans le fond, cette atmosphère intemporelle des estampes d’Hokusai ou d’Hiroshige sur la route du Tokaido pouvait toujours se retrouver à l’angle d’une venelle, en franchissant, par exemple, la porte d’un de ces petits bars qui font le charme unique de la capitale. On est allé plusieurs soirs de suite chez Anne (1), miroir grossissant de la société japonaise. C’était ici, cela aurait pu être ailleurs, c’est comme ça.

Premier soir : «Porco Rosso» chez Anne

Un hydravion rouge des années 30 flotte entre les nuages au-dessus d'une mer méditerranéenne. Drapeau italien sur la carlingue, un cochon est aux commandes. Il plonge en piqué sur des pirates de l'air qui ont kidnappé une bande de jeunes filles souriantes. Minuit est passé depuis un bon moment déjà et la petite télé du bar Anne passe Porco Rosso, l'un des chefs-d'œuvre animés de Hayao Miyazaki. Pas de son, mais, bizarrement, le film est sous-titré en français, cela permet de suivre l'histoire.

Yoyogi, quartier résidentiel de Tokyo, coincé entre celui de Shinjuku, son immense gare d'Harajuku et ses adolescents cosplayers, et Shibuya et son activité incessante. A moins d'aller traîner dans le parc et de visiter le Meiji-jingū, l'un des plus beaux sanctuaires shintoïstes de la ville, il y a peu de chance que vous vous baladiez dans ce quartier, encore moins le soir. Et pourtant, il est typique de ce Tokyo résidentiel, moderne et en même temps un peu suranné.

Abandonné par notre amie endormie, après un bol de ramens englouti à la va-vite, on a poussé la porte d’Anne, sans pouvoir déchiffrer le nom écrit en caractères japonais. En France, il n’est pas toujours bien vu de se pochtroner seul dans un rade. Vous êtes rapidement estampillé pilier de comptoir, on vous met dans un coin, puis on tente de vous oublier. Boire est une activité, par définition, sociale.

Au Japon, c'est différent. Si une des traditions consiste à aller manger et à se soûler dans un izakaya entre collègues à la sortie du bureau (c'est le mieux payé, souvent le plus ancien, qui régale), il n'est pas anormal ensuite de prendre un dernier verre seul.

Dans ce petit bar, il n’y a que sept ou huit places, au comptoir. Pour entrer, il faut faire coulisser la porte traditionnelle en bois et, une fois la tête passée à l’intérieur, il y a à peine la place de se glisser entre les clients déjà installés. On commande un verre de whisky à 450 yens (3,40 euros). Dans ce quartier hors des circuits touristiques traditionnels, la serveuse est un peu étonnée de voir un Européen à cette heure. Elle tente quelques instants de parler en anglais, n’y arrive pas, retourne faire la conversation à un autre client, allume une cigarette. L’atmosphère est enfumée. Au Japon, il est parfois interdit de fumer dans la rue, mais c’est autorisé dans les bars et les restaurants. Les clients ne se privent pas, allumant clope sur clope.

Deuxième soir : karaoké et encore Anne

A Tokyo, certains quartiers à petits bars sont plus connus que d’autres, comme celui du Golden Gai de Shinjuku, enchevêtrement de maisons minuscules et traditionnelles au milieu des tours. Même si l’endroit, pittoresque, est dans tous les guides, les nouveaux arrivants n’y sont pas toujours les bienvenus. Il vaut mieux s’y rendre avec un habitué, à l’Ace’s Bar par exemple (2). Le tenancier parle anglais, un musicien joue quelques morceaux : parfait pour débuter la nuit. Pas loin, le karaoké Champion (2) est bien connu, repaire des Japonais aventureux qui ont envie de disserter dans une autre langue et de touristes australiens ivres.

Dans le Golden Gai. (Photo Shin Noguchi)

On retourne dans notre bar de Yoyogi pour terminer la nuit. Les serveuses ont changé, contrairement aux clients. A peine assis, un homme, la quarantaine, se tourne vers nous : «Tu étais là hier. Moi aussi.» Architecte, il part la semaine suivante construire des gratte-ciel à Jakarta, en Indonésie. En attendant, il passe ses soirées à boire. En venant deux soirs de suite, on est presque devenu un habitué et le grand groupe transfrontière des alcooliques anonymes nous a ouvert ses bras accueillants. Les longues heures de travail, les transports, la pression permanente font que les Japonais donnent souvent l'impression d'être seuls. Ces petits bars sont l'occasion parfaite de créer une forme de sociabilité éphémère. Idéal pour un voyageur solitaire, qui y trouvera toujours quelqu'un pour discuter.

La serveuse harangue un trentenaire qui passe dans la rue. Il dit : «Pas ce soir, il est tard.» Elle insiste, il cède, commande une bière. Tous ont un travail, vivent dans un quartier plutôt chic, ont parfois une femme, qui n'est pas là, et tous les soirs, jusqu'à 2 ou 3 heures du matin, l'heure de fermeture, ils s'enivrent. Dans un coin, un salaryman typique, en costume, s'est endormi, un verre de whisky devant lui, un livre dans la main. Il se met à ronfler doucement.

Troisième soir : Anne toujours et un Vivo Daily Stand

Traditionnellement, ce sont des femmes au service, plutôt jeunes et célibataires. Les hommes consomment. Mais quelques clientes surgissent parfois. Chez Anne, l'une d'elles nous aborde le troisième soir. Elle a 28 ans, elle est pâtissière, un métier presque courant dans la capitale japonaise. Il est bien plus facile de trouver une bonne baguette ou un croissant à Tokyo qu'à Londres ou à Berlin. Elle a appris le métier pendant un an du côté de Lyon, mais pas le français, qu'elle ne maîtrise pas du tout. Elle discute pour passer le temps, elle est plutôt jolie dans sa veste en cuir. Le bar ferme un peu plus tôt ce soir-là, c'est dimanche, nous sommes les derniers clients. On se met à marcher dans la même direction. A quelques mètres de là, un mini-bar/izakaya (1), à peine une dizaine de mètres carrés, est encore ouvert, elle propose de prendre un dernier verre. Les Vivo Daily Stand sont une chaîne de petits lieux qui a essaimé dans Tokyo. On peut y manger divers antipasti dans une ambiance moins traditionnelle, plus hipster. Dans l'entrée, ma guide du soir s'approche d'un garçon. Elle me le présente : «C'est mon petit copain.» Il est cuisinier dans un restaurant français, ils habitent ensemble, mais les deux préfèrent boire dans des bars différents le soir, seuls, à dix mètres l'un de l'autre. Ils ont pourtant l'air de s'entendre parfaitement. Les relations amoureuses sont un étonnement perpétuel pour l'expatrié ou l'Occidental en goguette.

Les suggestions sexuelles sont partout, dans la rue, dans les mangas, sur les couvertures des magazines, mais les gens ne font pas l'amour. Un tiers des garçons japonais entre 18 et 34 ans sont puceaux, selon une étude du Planning familial réalisée en septembre 2014. Et 45% des jeunes femmes déclarent que le sexe ne les intéresse pas. On ne détaillera pas ici le nombre d'histoires entendues d'expat en couple qui ont renoncé, ou presque, à la galipette. Pourtant, même si les appartements sont souvent petits, ou partagés avec la famille, les espaces pour se faire des câlins, comme les love hotels et leurs chambres louées à l'heure, ne manquent pas. Il y en a un peu partout dans Tokyo.

A Kyoto, l’ancienne capitale impériale, plus connue pour ses temples et sa douceur de vivre, un quartier, dans l’arrondissement de Fushimi-ku, a été spécialement construit à cet effet. Un drôle de Las Vegas miniature avec des hôtels aux entrées à colonnades et des néons qui annoncent des prix tous plus compétitifs les uns que les autres, chambres avec petit-déj et console Wii.

Pas sûr, cependant, que les Japonais soient suffisamment portés sur la bagatelle pour que cela marche. Peut-être est-ce la bruine ou l’heure tardive, mais le soir où on est passé par là, les rues, comme les parkings, étaient vides. Au contraire des petits bars du centre où, toujours, on vous tendra une oreille compréhensive et un verre d’alcool.

(1) Anne et Vivo Daily Stand, 1 Chome-10-7, Yoyogi. (2) Ace's Bar et Champion, dans le Golden Gai, gare de Shinjuku.