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Libération
Aix-en-Provence

L’essence du détail

Pour peu qu’on prenne le temps de la visiter autrement, la cité recèle, au cœur de ses principaux lieux touristiques, de délicieux moments faits de petits riens, au détour d’une balade gastronomique ou d’une visite culturelle.
(Elliott Brown / Flickr)
par Stéphanie Harounyan, Envoyée spéciale à Aix-en-Provence,
publié le 18 décembre 2015 à 17h26
(mis à jour le 29 juillet 2016 à 10h14)

Ses faux airs de village de poupée jouent peut-être un peu contre elle. Aix-en-Provence n’est pas qu’une beauté de papier glacé, même si la carte postale a déjà largement de quoi séduire. Quand sa voisine marseillaise mise sur son caractère extraverti, la petite cité cache plutôt sa vraie nature dans les détails, ces courts instants où son apparat touristique laisse souffler le voyageur. Pour cela, pas besoin de sortir des sentiers rebattus par les guides, il suffit de revisiter les grands classiques. Mais avec un pas de recul.

Les ragots à la terrasse des Deux Garçons

Les platanes du cours Mirabeau n'ont plus que quelques feuilles, c'est le moment de profiter des premiers rayons de l'hiver. La terrasse des Deux Garçons, les «Deux G» pour les habitués, s'est frayé l'une des meilleures places sous le soleil. Petites tables en marbre et pied de fer, chaises siglées en osier, bacchantes démesurées du serveur en nœud pap et tablier. Tout est fait ici pour rappeler que l'établissement, ouvert en 1792, est une institution locale. La carte en rajoute une couche : Raimu, Churchill ou Cocteau y avaient leurs habitudes, et «Cézanne y passait trois heures avant de dîner avec Zola». Un tel casting attire forcément les touristes : presque tous marquent le pas devant la carte des menus, soupesant leur envie d'une main, leur porte-monnaie de l'autre. Car la légende n'est pas donnée, surtout quand on opte pour le plateau de fruits de mer. Les voyageurs dépensiers ne sont pourtant pas les seuls attablés. Boudé par les nombreux étudiants de la ville, les Deux G reste le repaire des Aixois pur jus, plutôt d'âge mûr, qui viennent ici refaire leur monde autour d'un café. Journal local au poing, tout y passe : l'actualité, le marché de Noël du trottoir d'en face, l'audace des propriétaires de l'établissement qui ont repeint les portraits de célébrités qui, depuis des lustres, occupaient les murs du café. La meilleure bande-son pour cerner la ville, le défilé des passants en prime.

La bulle de savon à l’hôtel de Caumont

C'est le nouveau lieu incontournable de la scène culturelle aixoise. Ouvert au public en mai, l'hôtel de Caumont a su trouver son public après le passage des premiers curieux en jouant les écrins parfaits pour des expositions de prestige. Cet automne, ce sont des œuvres de la collection privée des princes du Liechtenstein, l'une des plus riches au monde, qui étaient présentées dans le superbe hôtel particulier du quartier Mazarin. Rubens, Raphaël, Van Dyck, Vernet, Rembrandt… Les grands noms se bousculent sur les murs du premier étage. Des toiles de maître, quelques objets précieux, une ambiance feutrée à peine soulignée d'un filet de musique classique. Et, au détour d'un mur, un angelot. Un «amour», précise la légende de la toile, peinte en 1634 par Rembrandt. L'ange, lové sur un coussin, a levé la tête. Quelqu'un l'a dérangé dans son jeu. Dans ses mains, il tient une coupelle en coquillage où est posée, délicatement, une bulle de savon. «La bulle de savon qu'il est en train de souffler dans un coquillage et son air interrogateur renvoient tous deux à l'idée de la fragilité du sentiment d'amour», nous décode la légende. Pas besoin de disserter. C'est presque tout le génie de Rembrandt qui semble concentré dans cette bulle, si fine, si fragile qu'on se demande comment elle fait pour ne pas éclater là, tout de suite, sous nos yeux. Si personne ne regarde, on peut même tenter de souffler dessus, pour voir. L'angelot, un demi-sourire sur le visage, a l'air de n'attendre que ça.

La vue de chez Cézanne

Une maison «à la campagne», annonçait Cézanne. Lorsqu'en 1901, le peintre retape cette vieille bâtisse pour en faire son atelier, la ville n'a pas encore pris le pas sur les environs. Les arbres non plus ne sont pas très hauts : le tilleul, planté juste en face de l'entrée, ne dépasse pas l'étage. Tant mieux, lorsqu'il peint ses toiles, l'artiste peut apercevoir, en contrebas, les toits de la ville à travers sa grande verrière. Ce n'est pourtant pas depuis ces fenêtres que Cézanne a regardé pour immortaliser Aix-en-Provence. Pas question de peindre depuis son atelier, selon la règle posée par les impressionnistes : c'est devant la fenêtre du palier, donnant sur la pièce d'atelier, que le peintre a posé son chevalet. Depuis ce point de vue, il a réalisé quatre aquarelles désormais exposées aux Etats-Unis. Reste, pour les visiteurs, le motif original, qu'ils peuvent toujours apercevoir derrière les carreaux, surtout quand les feuilles abandonnent le grand platane : sur la droite, la tour de la cathédrale Saint-Sauveur, plus loin la flèche du clocher de Saint-Jean-de-Malte. Encore plus loin, la colline du Montaiguet et, en toile de fond, la chaîne de l'Etoile. Le tableau est complet, ne manque que le matériel, présenté dans la pièce principale. L'atelier recèle une foule d'objets qui occupaient le quotidien du peintre, ses boîtes de couleurs et ses chevalets, mais aussi son manteau, son sac à dos, sa canne… Sur des étagères dorment encore quelques objets présents dans des toiles, comme ces crânes humains ou ce rosaire jésuite, utilisé pour la Vieille au chapelet. Tout est resté en l'état, jusqu'aux peintures murales, d'un gris mélangé par Cézanne lui-même, pour empêcher les reflets verts du jardin de perturber sa peinture.

L’écorce d’orange du calisson

Petit rappel technique pour les novices. Le calisson, sucrerie aixoise par excellence, est un savant mélange de pâte à base d’amandes finement broyées associée à du melon confit, le tout complété par un sirop de sucre et coincé, sous forme de petite navette, entre une couche de sucre glacé et une feuille d’hostie. La confiserie répond à un cahier des charges très précis, notamment l’obligation de n’utiliser que des fruits de Provence, histoire de conserver le goût de «l’authentique». Voilà pour la théorie. En pratique, difficile d’aller au-delà du parfum d’amande, qui la ramène à chaque bouchée. Pour y arriver, il faut déjà choisir un calisson de compétition, comme celui vendu chez les grands noms du genre. Aix compte une vingtaine d’artisans calissonniers, ainsi qu’une union professionnelle chargée de vérifier le respect des normes drastiques auxquelles sont soumis les fabricants. Le sujet désigné, se poser à une terrasse, commander un café ou un thé, partenaire idéal du produit, boire un grand coup d’eau et entamer la dégustation. D’abord, le double effet craquant, plutôt franc au niveau supérieur avec le glaçage, plus subtil au niveau inférieur avec le déchirement de la feuille d’hostie. Puis l’amande, encore elle. Le melon n’intervient qu’après, en fond de scène mais bien présent. C’est à la toute fin de la manœuvre qu’intervient, subtile, la touche d’écorce d’orange. Raté ? Renouveler l’opération. Et prévoir du stock.