Tout commence par une phrase tirée de l'autobiographie du cinéaste Cecil B. DeMille (1), dans laquelle, à propos de sa première version des Dix Commandements - muette, en 1923 -, celui qui fut l'un des inventeurs de Hollywood glisse, mutin : «Si, dans mille ans, des archéologues creusent les sables de Guadalupe, j'espère qu'ils garderont pour eux l'incroyable nouvelle d'une civilisation égyptienne qui aurait existé sur la côte Pacifique.»
En 1983, un ami du réalisateur Peter Brosnan, fan de la première heure de DeMille, lui rappelle la boutade de l’ouvrage. Il ajoute qu’effectivement, Guadalupe, village côtier de Californie centrale connu pour ses dunes où furent tournées de nombreuses scènes désertiques, recèle bien les décors du film, enterrés sur place à la fin du tournage. C’est le début de l’obsession pour Peter Brosnan qui se met en tête de les exhumer. Sur sa liste aux trésors : 21 sphinx, un fronton d’entrée de ville de 10 mètres de haut, des statues de pharaons immenses, le tout construit par 1 600 ouvriers…
Brosnan finira par les localiser sous les dunes de Guadalupe, engloutis dans l’indifférence, à peu près générale, dans cette petite bourgade agricole où l’unique cinéma, le Royal, est fermé depuis des lustres.
Trente-trois ans de galères plus tard (avec le comté, les Indiens Chumash, les moqueurs de toute sorte…), Peter Brosnan finit par faire financer non seulement la promesse d’une excavation, mais également un documentaire (2) retraçant son aventure têtue. Présentée au festival de Santa Barbara en février, l’histoire de cet Indiana Jones californien ne donne qu’une envie : aller folâtrer dans les dunes de Guadalupe pour retrouver l’Egypte engloutie de Cecil B. DeMille.
1 Les dunes de Pismo
S'étirant sur une vingtaine de kilomètres entre San Luis Obispo et Santa Barbara, le système dunaire de Californie centrale (Pismo Dunes, Guadalupe-Nipomo Dunes) est d'une incongruité parfaite, avec ses montagnes de sable fin coincées entre Pacifique et plaines agricoles assez glauques. Premier stop à Oceano, tout au Nord, à l'aube. Au loin, des nuages de sable filent sur les crêtes orangées, écume sèche de vagues arides. Dans les Pismo Dunes, au petit matin, le sable ridé scintille à perte de vue, esquissant les motifs d'une lithographie d'Eduardo Chillida. Silence absolu. Les ombres s'étirent, les traces de pas s'allongent… mais de sphinx de carton-pâte, point. A l'évidence, la seule relique qu'abrite ce désert-là est le VTT d'un aventurier ayant passé la nuit sous la tente, au creux d'un bourrelet de sable. Il est formel : pas de décor enterré ici. «Allez voir le garagiste, en ville, il collectionne plein de trucs de cinéma…»
2 Le garagiste-collectionneur
A quinze minutes de là, Guadalupe est l'une de ces villes-fantômes rescapées des fifties. Un bâtiment de briques au côté orné d'une fresque de la région signale l'échoppe du fameux garagiste. John Perry, 77 ans, à la tête de J. Perry Auto Supply depuis 1966. Fine moustache poivre et sel, l'homme dégage le charisme cool d'une gloire d'antan - normal, il était le leader du groupe The Biscaynes, qui sortit des 45 tours sur le label de Frank Sinatra… Devenu la mémoire de Guadalupe, son lieu tient plus de la caverne d'«Ali Guada» que du morne dealer de plaquettes de freins.
Une série de guichets de bois des années 20 y accueille le visiteur. Dans ses vitrines vintages, des dizaines de plaques de car clubs, des maquettes, des photos. Et une patte de sphinx en plâtre. «Je l'ai trouvée devant ma porte un matin, se marre-t-il. Celle-ci vient de là.» Il pointe du doigt deux grandes photos encadrées et posées au mur : des tirages noir et blanc des Dix Commandements. «Ça a été un gros événement, ce tournage. Il n'y avait tellement rien à faire ici que les mecs empruntaient les chars et les chevaux le samedi soir, et tapaient des courses en ville, en pariant dessus, hoquette-t-il de rire. Si vous voulez voir le site, c'est facile à trouver. Demandez à Doug, du Dunes Center.»
3 Le Dunes Center
Discrète baraque, le Dunes Center est un mini-office du tourisme qui renferme un petit trésor : des morceaux entiers du décor des Dix Commandements. Un visage de sphinx reconstitué, des bouts de murs, des dizaines d'objets… «Que le décor était enterré dans les dunes n'était ici un secret pour personne, commente son directeur Doug Jenzen. Mais exhumer est complexe : il y a trop d'humidité et puis, tout était construit en plâtre et pas fait pour durer quatre-vingt-treize ans.» Plus loin, un pan de mur est dédié aux Duneites, une colonie de nudistes, compagnons de route de John Cage notamment, qui squattaient ces mêmes dunes, se nourrissaient de coquillages et éditaient des bouquins et un magazine auquel contribuera le photographe américain Ansel Adams. Ce nulle part serait-il en fait l'endroit le plus intéressant du monde? Dès qu'il s'agit de lui extorquer des informations sur les ruines qui nous intéressent, Doug Jenzen hésite puis il trace un cercle très lâche sur une carte. « Le site est bouclé, il est au bord d'une minuscule route où la police veille à ce que personne ne s'arrête. Il n'y a rien à y voir», explique-t-il. Coup de bol : dans le cercle très lâche il y a un chemin, au sud de la ville, qui s'étire vers le littoral. En route.
4 Les drapeaux orange
Battue par les vents, la route serpente entre deux montagnes de sable, elle est bordée d'une clôture jusqu'à la plage. «Vous verrez quelques morceaux de bois au sommet d'une dune, guide Peter Brosnan, joint au téléphone. Mais c'est tout ce qui en est visible.» Il n'a pas menti : sur la gauche, quelques débris comme si une petite cabane avait été soufflée par un ouragan, et de minuscules drapeaux orange, signe de fouilles archéologiques à venir. Là-dessous ? Le décor de l'un des films fondateurs du cinéma moderne. Brosnan détaille : «Le décor a été enterré parce que la production ne voulait pas qu'un concurrent le réutilise. Mais aussi, et surtout, parce que le terrain, loué, devait être restitué intact. Tout démonter et transporter aurait coûté une fortune… Ils ont donc creusé une fosse, coupé les 40 km de câbles qui retenaient les façades, et tout fait basculer dedans.» Jusqu'à ce qu'enfin, les pharaons soient prêts à sortir de leurs sarcophages du temps. En attendant, le curieux trouvera sur les traces de Cecil B. DeMille matière à passer un week-end plus spirituellement nourrissant que les activités écologiquement contestables habituelles en ces lieux (quad, etc.), tant il est vrai que, parfois, comme le disait Dan Eldon, «le voyage est la destination».
(1) The Autobiography of Cecil B. DeMille, éd. Donald Hayne, Prentice-Hall, 1959
(2) The Lost City of Cecil DeMille de Peter Brosnan (2016). Vimeo.com/151446135