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Suisse

Montreux, haut de gamme

Capitale du jazz avec son illustre festival qui célébrera début juillet sa cinquantième édition, la petite localité suisse irise chaque année le placide lac Léman.
Face au lac Leman, une grande statue en bronze, très show off, de Freddy Mercury. (Photo Jon Arnold. Hemis )
publié le 24 juin 2016 à 18h01

Avec une bonne dose de mauvaise foi, on peut contempler le lac Léman par tout temps, à n'importe quel moment de la journée ou de l'année, et se dire qu'au fond, le peintre paysagiste Ferdinand Hodler n'aura eu qu'un mérite très relatif à magnifier un cadre intrinsèquement aussi époustouflant, qu'on l'envisage depuis Pully, Vevey… ou Montreux. Située à l'est de la rive nord du plus grand lac d'Europe, où se mirent les Alpes vertigineuses, la vie s'y écoule, paisible. D'ailleurs, dès le début du XXe siècle, à la suite des romantiques qui s'ébaudissaient du panorama, une clientèle aussi fanée que nantie a trouvé, non sans arguments, que la villégiature collerait parfaitement à l'attente alanguie. De nombreux hôtels et demeures cossus ont ainsi poussé sur ses berges où de riches héritières venaient s'assoupir. Jusqu'à ce jour de 1967 où une tornade a balayé la bourgade : le Montreux Jazz Festival. Ou comment passer des Gymnopédies à Keith Jarrett, Aretha Franklin ou Ten Years After avec, dans l'assistance, ces créatures étranges que l'on dénommait alors «hippies».

Depuis, tout le monde a adhéré, d'autant qu'à cette faune débraillée s'est substituée au fil du temps une clientèle d'esthètes portant le rendezvous au pinacle. Cette année, le Montreux Jazz Festival célèbre sa cinquantième édition (lire ci-contre), l'occasion d'un survol musical de la saga rythmée.

Les chalets du shogun

Pour vraiment capter la fameuse note bleue qui rime avec Montreux, il faut prendre de la hauteur. A la gare, un tortillard à crémaillère permet ainsi de partir à la conquête des alpages sans trop craindre la luxation. Construite au début du XXe siècle, la ligne grimpe jusqu'aux rochers de Naye, à 2 042 mètres d'altitude, entre mélèzes, érables, lupins et narcisses. Mais, à mi-parcours, c'est à l'arrêt Haut-de-Caux qu'on descend.

Impossible de le rater, d’ailleurs, puisqu’un grand panneau commémoratif y rend hommage au shogun du pays : Claude Nobs. Soit l’âme du festival, qu’il cocréa en 1967 et porta à bout de bras jusqu’à son décès en 2013, à l’âge de 76 ans, à la suite d’une chute de ski de fond. Personnage haut en couleur, Nobs aimait la musique et, sans doute au moins autant, celles et ceux qui la portaient aux nues et que lui, l’ex-meilleur apprenti cuisinier de Suisse et employé de l’office du tourisme, savait choyer mieux que quiconque.

Distants de quelques mètres, ses deux chalets, le Picotin (une ancienne ferme où la légende raconte que Sissi venait chercher le lait) et le Grillon (construit il y a une dizaine d’années) ont valeur de monuments historiques. L’extérieur vaut le coup d’œil pour la toiture en «tavillons», une technique locale consistant à superposer plusieurs couches de petits bouts de bois, cloutés à la main… à raison de dizaines de milliers d’éléments par couverture.

Le Montreux Palace où Vladimir Nabokov élut domicile seize années durant. Photo AFP

Mais c'est à l'intérieur qu'on mesure la démesure de Claude Nobs, collectionneur multifacettes invétéré : maquettes de trains, lampes Tiffany, flippers, sculptures, vieux téléphones, bibelots, motos, disques d'or (Johnny Cash, Paul Simon…), affiches, 40 000 vinyles. A vrai dire, la liste semble infinie, jusqu'au piano noir de Freddy Mercury, une paire de gants de Rocky offerte par Sylvester Stallone, un ski dédicacé par Bode Miller, un autoportrait peint de David Bowie au rictus énigmatique… Et ainsi de suite, jusqu'au «cœur du trésor» : l'enregistrement audiovisuel, avec «la meilleure technique possible à chaque époque», de tous les concerts depuis la création du festival. Une somme sans pareil que l'Unesco a inscrite en 2013 au «registre international de la mémoire du monde».

Présentés par le gardien du temple, Simon Lepêtre, comme une «ambassade du festival destinée à recevoir artistes et partenaires», le Picotin et le Grillon ne se visitent pas. Du moins officiellement, le secrétaire général de la Fondation Claude Nobs ajoutant, à l'attention des plus opiniâtres : «Mais Claude avait un sens très poussé de l'hospitalité. Nous sommes en Suisse, c'est tranquille et la porte n'est jamais totalement fermée…»

Suite ou simple café

De retour sur terre, il ne faut pas hésiter à pousser la porte tournante en bois du Montreux Palace, autre base arrière du festival, où l'hypothèse de croiser John McLaughlin, Randy Crawford ou Quincy Jones (sa suite l'attend, comme chaque année, au 7e étage) n'a rien de farfelu. Inaugurée en 1906, après dix-huit mois de travaux, l'imposante bâtisse (236 chambres) au style art nouveau ou néobaroque n'a pas bougé depuis, avec son lustre d'1,5 tonne et ses couloirs démesurément larges, conçus pour éviter le froissement des crinolines. Authentique voyage dans le temps, en fermant les yeux, on doit encore pouvoir y entendre l'écho des nuits vénitiennes d'antan. Ou rêver à Vladimir Nabokov rentrant de la chasse aux papillons, lui qui, seize années durant, y élut domicile - comptez 1 600 euros pour une nuit dans sa petite suite restée en l'état : fauteuil fatigué, pied de lampe torsadé et célèbre tache d'encre dans un tiroir du bureau. A défaut, un simple café permettra de fréquenter le  cénacle.

Claude Nobs (au centre), créateur du festival du Montreux, entouré de Buddy Guy (à gauche) et de John McLaughin (à droite), le 7 juillet 2012. Photo Guy Lequerrec. Magnum

«Freddy on t’aime»

Parmi les célébrités tombées en pâmoison à Montreux, Freddy Mercury est une de celles qui y a laissé un souvenir des plus prégnants : habitué du Palace local, le chanteur de Queen posséda aussi une maison et un studio d'enregistrement, le Mountain Studio, où vinrent AC/DC, les Rolling Stones et Bryan Ferry. Un quart de siècle après sa mort, le culte perdure, modulable en étapes selon le degré d'addiction à Bohemian Rhapsody ou We Will Rock You : face au lac, une grande statue en bronze très show off (elle reprend la pose prise en ouverture du concert de Wembley en 1986) quoique modestement honorée le jour de la visite (deux fleurs fanées, deux bougies éteintes), une forêt inextricable de graffitis («Freddy on t'aime», «Tu nous manques») sur la porte et le mur de béton de l'ancien studio et même, à l'intérieur du casino, un musée Queen où l'on en a pour son argent - d'autant que l'entrée est gratos : instruments, costumes de scènes, objets promotionnels, picture discs, documents audio et vidéo, manuscrits, réplique de table de mixage…

Les vignes de Prince

«Take me to the vineyards of Lavaux/Wanna see the mountains where the waters flow…» («Emmène-moi dans les vignes de Lavaux/Je veux voir les montagnes où coulent les eaux…») Certes, Lavaux n'est pas exactement la plus grande réussite de Prince. Mais on se rengorge localement d'une chanson publiée en 2010 par l'illustre gnome, en l'honneur du petit périmètre viticole (huit AOC) qui surplombe le lac. Vignobles en terrasses, villages croquignolets, il n'en fallait finalement pas plus pour que la diva facétieuse se laissât amadouer par Montreux, où elle joua trois fois. Série terminée.

Le programme du Montreux Jazz Festival: En avant la musique