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Libération
expedition

Là-haut, vers la montagne

K2, une expé particulièredossier
Guide de haute montagne et cinéaste, François Damilano est au Pakistan pour une nouvelle expédition himalayenne. Pour Libération, il distille quelques cartes postales d’altitude depuis le K2, second sommet de la Terre.
Sur le glacier Godwen Austen. (François Damilano.)
par François Damilano
publié le 28 juin 2016 à 9h22
(mis à jour le 28 juin 2016 à 11h00)

«François, what are we doing here?» («François, qu'est-ce qu'on fait là?»)

Le guide Andreas entre dans la tente mess avec la tête des mauvais jours. Il n’a pas beaucoup dormi. Trop d’images tournent dans sa tête. La responsabilité du groupe, l’ampleur du projet.

«Did you hear the mountain last night?» («As-tu entendu la montagne cette nuit?»)

Oui j’ai entendu. Les montagnes bougent.

Non, moi non plus je n’ai pas beaucoup dormi. Le sommeil fuyant, je me suis pelotonné dans mon sac de couchage, ouvert l’ordi et trié les photos du début de notre périple.

Les pistes chaotiques entre Skardu et Askole ponctuées des traversées de torrents et de coulées de boue. L’approche du glacier du Baltoro dans une vallée strictement minérale: aucun alpage, aucune masure, pas d’homme. L’apparition du Paiju Peak, des tours de Trango, des parois de Ca-thedral, hallucinantes falaises culminant à plus de 6000 mètres et qui ont attiré quelques-unes des meilleures roc stars du monde. Puis un peu plus loin, les imposants Masherbrum et Gasherbrum IV, juste un peu moins de 8000 mètres d’altitude mais d’une raideur qui empêche l’imagination d’y dessiner un itinéraire possible. Nous avons cheminé ainsi six longues journées à passer d’une rive à l’autre d’un des plus grands glaciers d’Himalaya, à nous perdre au milieu d’interminables moraines sous la chaleur du début d’été pakistanais. Six jours à côtoyer les porteurs et les muletiers qui transportent nos centaines de kilos de vivre et de matériel nécessaire à une expédition de deux mois.

Un peu de neige nous a cueilli au camp de base (5000 m) au pied d’un K2 qui s’est à peine dé-voilé parmi le jeu des nuages.

Cette nuit je me remémore ces quelques jours qui nous ont déjà menés si loin des nôtres, si loin de notre quotidien. Et tourne dans ma tête les premiers mails reçus au gré de l’électricité – solaire et aléatoire – et des quelques minutes de wifi – lent et capricieux via le modem satellite.

«François, what are we doing here?» Bonne question, Andreas.

Au petit meeting d’arrivée au camp de base, chaque membre de l’équipe s’est livré au jeu de l’autoportrait individuel. Dans un parfait broken english, chacun s’est succinctement présenté, a esquissé son parcours himalayen – ici il n’y a que des multirécidivistes des plus hauts sommets de la terre – et a tenté de dévoiler son état d’esprit au moment d’entreprendre l’ascension du second sommet de la planète. Il a été beaucoup question de plaisir d’être en montagne, de moments à partager en équipe… Un peu court bien sûr pour justifier une telle entreprise ! Mais comment livrer tout de go quelques motivations profondes, parler de l’ambition ou la place de l’égo, évoquer la nécessité d’être ailleurs, la recherche incessante de la puissance des émotions «d’en haut» qui équilibre la vie dans la vallée, le plaisir de grimper devenu un métier, l’insatiable soif du différent.

«François, what are we doing here?»

Petit-déjeuner rapidement avalé, nous nous sommes mis en route. Nous avons dépassé les dernières tentes pour prendre pied sur la partie supérieure du glacier glacier Godwen Austen puis cheminer entre les séracs. L’appareil photo et la caméra me semblent un peu plus lourds que d’habitude dans le sac.

Lentement, le jour éclaire les pentes puissantes de la pyramide du K2 puis l’impressionnante face nord du Broad Peak. Distance des glaciers et hauteurs des montagnes sont dans la démesure et paradoxalement à ce moment d’une grande sérénité. La lumière est douce, l’air juste frais. Pas de vent, pas de bruit. Juste le crissement des crampons sur la glace de dix grimpeurs en quête d’un nouvel absolu.

De ces moments magnifiques qui balaient toute question.

Mais qui n’apportent pas de réponse.