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Libération
EXTRAITS

Jours tranquilles à Alger (1)

Elle et lui sont journalistes, mariés et rédacteurs en chef d’El Watan Week-end, parfaitement placés pour regarder vivre et vivre eux-mêmes au cœur du regard de l’Algérie d’aujourd’hui. Face à son destin, une fois encore. Carnet de voyage de chroniques douces-amères, «Jours tranquilles à Alger» de Mélanie Matarese et Adlène Meddi nous plonge dans le bain. Vient juste de paraître chez Riveneuve Editions, avec une préface de Kamel Daoud.
(Bachir Belhadj)
par
publié le 31 août 2016 à 10h26

Barzakh

C’est pour moi un moment magique, à quelque vingt minutes du coucher du soleil, d’errer dans Alger-centre. Le peuple de la nuit, abîmé par l’humidité portuaire, l’alcool et le désespoir, croise le peuple du jour qui presse le pas vers chez lui, à l’abri des murs qui le protège de la nuit et de ses fantômes algérois. C’est un moment «barzakh», qui définit la séparation entre l’eau salée et l’eau douce aux embouchures des fleuves, ou encore la limite des mondes physique et spirituel, mais aussi l’état intermédiaire entre la mort et la résurrection.

Les trois définitions collent bien à ce moment où la ville semble mourir peu à peu pour ressusciter dans les bars et les commissariats, dans les cris des fous qui occupent Alger le soir. Celui qui m’a le plus marqué, je l’ai croisé vers minuit, rue Didouche Mourad : l’homme était chauve et torse nu et s’improvisa agent de circulation d’un genre spécial, jouant au matador avec les bolides descendant Didouche à tombeau ouvert, son tee-shirt en guise de cape, planté là au milieu de la rue. Un moment, il s’approche de moi : «Tu n’aurais pas une kalachnikov ou une cigarette?»  Deux mondes : le salé et le sucré, l’amer et le banal, la raison et la folie, la foule et la solitude, le train-train quotidien et le tragique. Le «barzakh», littéralement. La barrière, est là, entre chien et loup, quant à la lumière du jour déclinante, on ne peut distinguer le fidèle compagnon de la bête en meute. Mais il n’y a pas de loups. Juste des âmes qui se croisent au milieu du flot des passants pressés de fuir la nuit, cette nuit algéroise si noire qu’on dirait que la ville a été exécutée sommairement. Je capte ces silhouettes de femmes un peu trop maquillées, ces jeunes garçons à la démarche provocante, un vieux cadre de la Nation traçant comme un projectile sa trajectoire vers sa cible, un bar aux portes en fer. Cela me fait penser à un film américain des années 80, où un gars a la capacité de détecter parmi ses compatriotes paisibles des extraterrestres. Le peuple de la nuit accapare peu à peu le centre-ville. Mais la frontière imaginaire, ce «barzakh» est toujours là, latent, s’insinuant entre les passants sous les lumières blafardes des lampadaires. Et là, des visages que je connais. Lui, il arrive de Bab Ezzouar, de la banlieue Est, chargé de son éternel couffin. Un père de famille de retour de ses courses ? Non, c’est le revendeur de cacahuètes, noix de cajou, cigarettes, etc., dans tous les bars du centre-ville. Une fois il m’a expliqué : «Je fais ma tournée des bars dans le sens des aiguilles d’une montre. Toujours». Elle, dans son jean serré et le visage traversé de rides de fatigue, avale goulûment un sandwich chawarma sur un banc près de la fac centrale. «La nuit va être longue, je dois beaucoup manger pour tenir au cabaret avec tout l’alcool». L’entraîneuse, prostituée à l’occasion, a laissé sa fille à sa mère à Bab El Oued, comme chaque soir. Elle aurait voulu continuer ses études de droits. «Ici, on ne pardonne pas aux jeunes mamans célibataires», m’avait-elle dit la première fois que je l’ai croisée, dans le cabaret Koutoubiya aujourd’hui transformé en restaurant sans alcool. Ah, encore lui, un homo qui tient le bar d’un petit cabaret du côté du Parlement, prend des cafés à une terrasse à quelques encablures de la nuit et de ses heures de travail qui durent de 21 heures à 4 heures du matin. Et elle, là, la femme avec ses trois enfants, commence à étendre les cartons sous l’œil impassible du peuple du jour, à côté du barrage de la police place Audin, pour y passer la nuit, comme chaque nuit depuis plus de dix ans que je la vois là.

La ville se vide, les derniers bus en partance pour la banlieue sont partis et la gare routière de Tafourah près du port est déserte. La nuit étend son aile noire et humide sur les rues et les âmes. La deuxième vie d’Alger commence. Dans les bars pleins à craquer, on y discute ferme, les corps entament des enchères enflammées. Dehors, la flicaille patrouille sans trop de conviction, et rafle, parfois. La brigade de permanence du commissariat du Sixième, préfère ne pas voir les jeunes déjà interpellés, parqués dans la cellule de garde à vue. Certains ont été coincés dans une cage d’escalier aux abords de la place Audin. La plupart partagent le sol froid pour détention d’armes blanches ou de bouts de zetla. Quand manque la place, cas fréquent, on attache le gardé à vue aux tuyaux du radiateur du couloir. Deux ou trois Africains sont là aussi. Sans papiers. Refusant de dévoiler leur identité. Ils partagent cigarettes, bouts de sandwich ramenés par les copains des jeunes interpellés. Ils subissent de temps à autre des insultes raciales, des jets de mégots incandescents de la part de certains voisins de cellule. Là où des jeunes prostrés déversent leur hargne contre la houkouma, le «gouvernement», pour désigner l’État. Les policiers, las et crevés, ne bronchent pas. La société cellulaire des gardes à vue s’autonomise. Sans s’affranchir. «Alors reste le luxe suprême : dire tout le mal qu’on pense de la dawla, des flics et des indics… », me raconte un copain rescapé de la nuit bleue, arrêté pour une boulette de shit oublié dans sa veste.

La nuit vient. Rentre partout, par tous les pores de la peau. Le peuple du jour a disparu et le peuple de la nuit est rentré dans l’utérus de pierres qu’est Alger. Alger devient elle-même, une ville de pirates et un port d’aventuriers.

(Adlène, juin 2013)