Menu
Libération
EXTRAITS

Jours tranquilles à Alger (2)

Elle et lui sont journalistes, mariés et rédacteurs en chef d’El Watan Week-end, parfaitement placés pour regarder vivre et vivre eux-mêmes au cœur du regard de l’Algérie d’aujourd’hui. Face à son destin, une fois encore. Carnet de voyage de chroniques douces-amères, « Jours tranquilles à Alger » de Mélanie Matarese et Adlène Meddi nous plonge dans le bain. Vient juste de paraître chez Riveneuve Editions, avec une préface de Kamel Daoud.

Bagues portées par un des jeunes rencontré dans le quartier El Carrière appelé aussi Diar El Kef. (Bachir Belhadj)
Par
Publié le 01/09/2016 à 9h48

Gomorra

Sur la route entre Tébessa, capitale du trafic de l’est algérien, et la frontière tunisienne, le plus difficile, à en croire mon chauffeur, c’est de rester en vie. Sur le bord de la route, la carcasse d’un camion calciné témoigne de la violence des chocs entre les pick-up des contrebandiers lancés dans leur course folle dans un paysage qui ne leur laisse aucune cachette possible et les malheureux qu’ils croisent sur leur route. D’après la gendarmerie, les contrebandiers seraient responsables de 70 % des accidents.

Tébessa, à un peu plus de 500 kilomètres au sud-est d’Alger, aurait inspiré Roberto Saviano. Dans cette petite ville de 300 000 habitants, les gens ne vivent ni du tourisme, ni de l’agriculture, ni de l’industrie mais de la contrebande.

Ici, tout se vend pour passer de l’autre côté de la frontière. Du carburant surtout, mais aussi des cigarettes, du lait, de l’huile, des animaux, transportés dans des pick-up – dans le jargon des contrebandiers, on les appelle les «canards» ou les «rats», selon les marques – ou des camionnettes bâchées, baptisées «Haifa», du nom de la pulpeuse chanteuse libanaise Haifa Wahby.

La région est aussi connue pour les maquis terroristes d’Aqmi, dans les montagnes tout autour. Au début de la semaine, trois personnes ont été tuées dans l’explosion d’une bombe artisanale, à une centaine de kilomètres de Tébessa. La veille, un terroriste de 35 ans s’est rendu aux services de sécurité (la Charte pour la paix et la réconciliation nationale met les terroristes à l’abri des poursuites en cas de reddition). Je roule encore vers la frontière. Les montagnes qui se dessinent au loin commencent en Algérie, à Sidi Dehrar. Elles se poursuivent en Tunisie en Djebel Chaâmbi, où se terrent les djihadistes de la katiba Okba Ibn Naâfa, qui depuis l’an dernier, ont tué une vingtaine de militaires tunisiens. Ces montagnes au relief inaccessible cachent de nombreuses casemates. Certaines abritaient les révolutionnaires algériens pendant la guerre d’Indépendance. D’autres, bien avant cela, cachaient des maquis tunisiens.

À Tébessa, j’ai rendez-vous avec un contact auprès duquel m’a recommandée un ancien officier des services secrets. Il a fixé notre rencontre dans un lieu tout ce qu’il y a de plus anonyme, un hall d’hôtel où il arrive avec sur ses pas deux grands gaillards qui ne semblent jamais le quitter. La soixantaine bedonnante, l’homme parle peu. À mes questions, il répond de manière évasive, le sourire en coin, les yeux plissés sans cesse à la recherche de quelque chose d’invisible autour de nous. Il se présente comme «un membre de la société civile », commode pour cacher sa véritable activité dont je ne saurai jamais rien. Si ce n’est qu’il fait du «business» et travaille vraisemblablement avec les services de renseignements. Malgré mes questions, je n’arrive pas non plus à sonder ses «gardes du corps», qui d’une heure à l’autre, deviennent tour à tour, au gré de mes questions, «étudiant», «juriste», «bénévole associatif». J’abandonne. Je ne tirerai pas grand-chose de mes compagnons du moment mais hospitalité chaouie oblige, je repartirai avec deux gros tableaux dorés de versets coraniques gravés en relief et une énorme boîte de pâtisseries.

Des douceurs en complet décalage avec la réputation de Tébessa. En 2002, Abdelhaï Beliardouh, correspondant d’El Watan, a été enlevé, séquestré et battu par un notable local, sans que les forces de sécurité n’interviennent. Bien des années plus tard, la justice a acquitté les accusés. Le journaliste avait ensuite tenté de se suicider en avalant de l’acide pur, décédant peu de temps après. Aujourd’hui, un autre journaliste, Abdelhaï Abdessami, accusé d’avoir aidé un patron de journal à s’enfuir après avoir porté de graves accusations contre le frère du président Bouteflika, est resté longtemps en prison avant d’être libéré et mis sous contrôle judiciaire.

Tébessa a pourtant tout pour être accueillante. Plus je découvre la ville, plus ses incroyables vestiges antiques me font oublier le chaos des nouvelles constructions, la désaffection de l’État et ce parfum de prédation un peu entêtant. Il faut voir cette éblouissante forteresse byzantine bâtie pour empêcher les tribus maures et numides d’accéder à Carthage. Ce précieux temple de Minerve, inattendu au bord de la route, que les archéologues datent sans certitude du IIIe siècle après J-C et que l’on compare à la Maison Carrée de Nîmes. Cet immense amphithéâtre construit par l’empereur Vespasien (la même famille qui a construit le Colisée de Rome).

Tébessa a construit des dolmens, adoré les dieux païens, vécu au rythme des soldats romains. Aujourd’hui, c’est aux lois de la mafia qu’elle se plie.

(Mélanie, octobre 2013)