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Libération
EXTRAITS

Jours tranquille à Alger (fin)

Elle et lui sont journalistes, mariés et rédacteurs en chef d’El Watan Week-end, parfaitement placés pour regarder vivre et vivre eux-mêmes au cœur du regard de l’Algérie d’aujourd’hui. Face à son destin, une fois encore. Carnet de voyage de chroniques douces-amères, « Jours tranquilles à Alger » de Mélanie Matarese et Adlène Meddi nous plonge dans le bain. Vient juste de paraître chez Riveneuve Editions, avec une préface de Kamel Daoud.
Dans le désert, près de Tamanrasset (photo d'illustration). (Angeoun / Flickr)
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publié le 6 septembre 2016 à 12h22
(mis à jour le 6 septembre 2016 à 12h22)

Le «reste du pays»

Nasro pose son ordinateur portable de côté et se lève en un bond. Il nous invite, son ami Mabrouk et moi, à quitter la pièce: «Je vais devenir fou, faut tous les tuer sinon on pourra pas rester tranquille». On se chausse rapidement pour quitter la pièce en parpaings, meublée de deux matelas avec des coussins aux taies de velours rouge, d’un tapis, de la télé branchée sur France24 en arabe, d’un climatiseur au mur et du boîtier wifi. La porte en fer qui grince donne sur la ruelle sombre, en terre battue, des silhouettes qui passent rapidement, suspicieuses. Le sirocco prend le relais de la fournaise de la journée, on étouffe. Une ombre est appuyée sur le mur de la maison de Mabrouk, une faible lumière: un voisin vient grappiller ici la connexion wifi pour son smartphone. On entend Nasro derrière la porte gueuler contre les mouches et le pshiiit du moubid (exterminateur, nom générique des Flee-tox). La porte s’ouvre, Nasro, la main sur la bouche nous invite à rentrer, on manque de s’asphyxier dans la petite pièce où le souffle de la clim’ fixe les odeurs de l’insecticide. Fier, Nasro commence à balayer les dizaines de cadavres de mouches par terre : «OK, maintenant on peut parler tranquillement».

Août, des pics de chaleurs de 50 °C, Bordj Badji Mokhtar, à plus de 1 800 km au sud d’Alger et à quelques vingtaines de kilomètres de la frontière malienne: je débarque dans cette ville qui ne ressemble pas à une ville mais à un amas de constructions en parpaings inachevées et routes défoncées, et dont le chef-lieu de département est à 800 km, pour enquêter sur les affrontements entre Touaregs et «Arabes» qui ont fait des dizaines de morts. Nasro, un jeune élu de la région, sec comme une branche d’acacia et coléreux comme une tempête de sable, et son ami Mabrouk, ont monté un groupe sur Facebook pour informer la presse et permettre le contact entre habitants, créer des alertes lors des attaques entre quartiers, relayer la population auprès des fameuses «autorités locales». Une vendetta (un voleur targui tué par des «Arabes») se transforme en guerre de gangs, lynchages, barrages de bandits à l’entrée de la ville, grave pénurie de nourriture et de médicaments, renforts de gendarmes venus de très loin qui s’épuisent à courser les bandes rivales, des familles entières fuient dans le désert, parfois au-delà de la frontière, pourtant fermée par l’armée, au nord du Mali en proie au conflit…

J'ai dû attendre deux jours avant de trouver un vol d'Adrar, à 800 km de là, pas de transport routier la ville étant carrément en état de siège. Un média français m'appelle. Pour leur expliquer la situation, je trouve difficilement les mots : comment décrire ce far west algérien qui me bouleverse d'exotisme - moi, le «nordiste» - et d'aventures, avec ses mystères millénaires, ses paysages de sables et de roches, ses pistes de contrebandier, ses casernes secrètes, ses étendues immenses, souvent vierges de toute présence humaine où même le balayage des satellites espions ne suffit pas à embrasser l'espace? Et puis, comment ne pas renforcer l'exotisme «blanc» en évoquant les tribus, le désert, les milices maliennes pas loin, les camions d'un autre âge qui assurent le ravitaillement en traversant des centaines de kilomètres style Le salaire de la peur? Difficile exercice, bien que j'aie longtemps voyagé dans le Sahara algérien, cette ultime frontière algérienne, ce «reste du pays» comme disent les miss météo algéroises à la télé étatique, ce territoire aux dimensions gigantesques (un des parcs naturels, celui de l'Ahaggar au nord de Tamanrasset est aussi grand que la Belgique), mais je suis toujours surpris par sa richesse, sa diversité et surtout la légendaire générosité de ses habitants. Celui qui n'a rien, qui vit dans un bidonville en plein désert, qui n'a même pas un matelas où te faire asseoir t'offre le meilleur couscous de légumes au monde. Mystère, beauté, gravité et dureté des conditions de vie avec un sens immense de l'Autre, une empathie bouleversante. Nasro, après l'holocauste des mouches, s'assoit à côté de moi sur le matelas et me montre des photos sur son ordinateur portable :

- Chouf (regarde), c’est mon village, Timiaouine, faut que tu viennes, on est qu’à 150 km d’ici.

J’allais le taquiner: qu’est ce que je vais aller faire dans le coin le plus austral de l’Algérie, où il n’y a rien. Mais les photos ont avorté ma tirade: imaginez ce paysage d’après averse, pendant la saison des pluies en été, quand l’eau trace des lignes grises sur des étendues de sable, découvrant des roches, slalomant entre des acacias et des touffes d’armoises. Une beauté sauvage, sèche, qui vous prend à la gorge. Nasro poursuit en me regardant droit dans les yeux rougis par le moubid:

- Et tu sais que ma maison, là-bas, c’est la tienne.

(Adlène, août 2013)