Pour celui qui découvre Kyoto, la ville doit sembler peuplée d'Arlésiennes. Elles sont là, dès la gare. Avec leur kimono et chignon sophistiqués, trônant sur les affiches promotionnelles de la ville. Elles vous poursuivent dans les dédales des machiya (maisons traditionnelles) ou près des temples, au pied des montagnes, déclinées en foulards, marque-pages ou carnets sur les étals des boutiques. Elles hantent les rues pavées du quartier prisé de Gion, dont l'élégante Hanami-kôji bordée de restaurants haut de gamme où le quidam espère les croiser. Geiko (geishas de Kyoto) et maiko (apprenties geishas) sont omniprésentes dans l'ancienne capitale impériale. Mais restent inaccessibles.
Ces femmes, apparues au XVIe siècle, les plus habiles à jouer d'un instrument, danser ou chanter et dont la conversation est la plus attrayante, se font rares. Elles ne seraient plus que 600 dans le pays, la plupart à Kyoto. Elles appliquent surtout la règle du ichigensan okotowari, du poli refus au premier venu. Pour bénéficier de leur compagnie lors d'une réception ou d'un repas, il faut au préalable être recommandé par un habitué. Car leur commerce luxueux repose sur la confiance. Geiko et maiko ne parlent jamais d'argent - bien qu'elles en exigent beaucoup - et leurs clients n'ont rien à débourser le soir même, ils recevront la facture chez eux en fin de mois. Difficile dans ces conditions d'accepter des personnes de passage. Plusieurs options s'offrent toutefois à ceux qui rêvent d'approcher ces icônes…
Un taxi réservé par un salon de thé pour transporter des maikos, à Kyoto, en 2011. Photo Philippe Marining
1- Danse des cerisiers au Gion Corner
Le Yasaka Hall jouxte le théâtre Gion Kobu Kaburenjo, où geiko et maiko donnent en avril le fameux Miyako Odori, la danse des cerisiers, dans un chatoiement d'étoffes et de pétales. Au pied du bâtiment en pierre, aux lignes droites et au charme suranné des années 30, on se croirait soudain au music-hall. L'anglais résonne le long de la file d'attente, les rangées de fauteuils n'obligent plus les corps à se plier sur les douloureux tatamis, une voix commente les représentations en plusieurs langues.
A l'affiche, une à deux fois par jour, une heure d'arts traditionnels nippons en condensé : cérémonie du thé, art floral, concert de koto (harpe japonaise), gagaku (musique de la cour impériale), kyôgen (théâtre comique), marionnettes bunraku et, en guise d'apothéose, la danse d'une maiko. Ce jour, devant une salle comble, Shoko fait tournoyer les volubilis et momiji (feuilles d'érables) de son kimono. Deux danses, dix minutes de présence, grâce fugace.
2- Une sirène au restaurant Ganko
«C'est Tomitsuyu, souffle l'assistance, elle est célèbre parce qu'elle parle anglais !» Dans le hall d'entrée du restaurant Ganko Takasegawa Nijoen, une dizaine de personnes s'agglutinent face à trois tatamis dans l'angle d'une baie vitrée donnant sur un somptueux jardin. Plusieurs fois par mois, l'établissement traditionnel au bord du fleuve Kamogawa programme des rencontres gratuites avec une maiko. Les jours sont affichés dès l'entrée pour mieux allécher le chaland.
Une maiko dans un salon de thé à Kyoto, en 2015. Photo Philippe Marining
Tomitsuyu, en vert émeraude parsemé de fleurs d'automne, fait penser à une sirène, les pieds enserrés dans les longueurs de son kimono et le corps ondulant avec élégance. Après deux danses à l'éventail, elle répond aux questions avec une voix suraiguë et un rire de poupée. «Que conseillez-vous aux visiteurs qui rêvent de vous rencontrer ?» lance-t-on anglais. La réponse fuse, en japonais : «Qu'ils apprennent d'abord les bonnes manières.» Nouvelle danse, séance photo, et Tomitsuyu disparaît.
3- Verres sous les lampions à Kamishichiken
Il existe cinq hanamachi ou «quartiers de fleurs» où vivent les geiko à Kyoto. Au nord-ouest de la ville, le Kamishichiken est le plus ancien et le plus méconnu. A deux pas du ravissant sanctuaire Kitano Tenman-gû, le théâtre Kaburenjo de Kamishichiken organise des beer gardens les soirs d'été. On trinque sous les lampions dans le magnifique décor d'un jardin japonais et de balustrades en bois. Quatre geiko et maiko habillées et maquillées très simplement, viennent tour à tour s'asseoir à la table, échangent poliment quelques mots et s'inquiètent des verres ou assiettes vides. Pas une ne parle une langue étrangère. «Nous avions une école d'anglais mais elle a fermé faute d'inscription», explique l'une d'elle. Au loin, des consœurs apprêtées prennent un premier verre avant de s'enfuir avec des clients. Dans une ambiance de guinguette, on se rafraîchit en laissant la note grimper dans la moiteur estivale.
4- Dîner et rencontre privilégiée
Retour dans le quartier de Gion, pour un dîner en compagnie d'une maiko et d'une interprète. Six touristes s'attablent. Fukuna, 16 ans, danse et se prête au jeu des questions. Elle explique que le visage des geishas est fardé de blanc pour être mis en valeur quand il n'y avait pas encore d'électricité. Que la geiko la plus âgée a 92 ans quand l'apprentissage débute à 15 ans à Kyoto - contre 18 à Tokyo. Elle évite de parler d'argent, de politique ou de sports, sujets qui fâchent, et évoque plutôt le jeu Pokémon Go.
Fukuna ne va pas à l'école, mais s'entraîne au quotidien à la danse, à la musique et au chant. Quand elle avoue ne pas avoir droit au téléphone, Cyril, 15 ans, manque de s'étouffer. «Ah la pauvre…» Le contraste entre les vies des deux adolescents est saisissant. L'agence Autrement le Japon est la seule à ce jour à proposer de telles rencontres privilégiées en français. Sans aucun doute la meilleure manière de passer un moment avec ces femmes.
Dans le quartier de Gion, à Kyoto, en 2011. Photo Philippe Marining
5- Alcool à volonté et «maiko» enjouée
Plus tard, la soirée chez Natsuko bat son plein. Celle-ci tient un bar à hôtesses, avec vue sur les cerisiers de la rue Shirakawa-Minami, où de jolies maisons traditionnelles se mirent dans les reflets du canal. Un lieu habituellement réservé aux Japonais mais Natsuko, qui parle anglais, a choisi d'accepter les étrangers. Les soirées dans son salon semblent privées : une dizaine d'hôtes, tout âge et classes sociales confondues, badine en chaussettes sur les sofas et tatamis. Pour leur faire plaisir, elle a convié Mameharu - «la maiko la plus populaire du quartier», affirme en souriant l'assemblée.
En kimono sombre et obi doré où virevoltent des papillons, la mineure est fraîche et enjouée malgré l'heure tardive. «Konpira fune fune…» entame-t-elle d'une voix suave : elle invite chacun à un jeu d'adresse où échec rime avec cul-sec. L'alcool à volonté déride les plus introvertis et la soirée s'achève en karaoké collectif. La maiko perd de son glamour mais gagne en sympathie. On la croirait presque de la famille si le porte-monnaie ne criait famine.