C’est minuscule : 11 000 km2 (guère plus grand que la Corse), mais c’est là qu’on a vu naître Bob Marley, première star du tiers-monde, Peter Tosh, Lee Scratch Perry, Gregory Isaacs ou Yellowman, sans parler d’une partie de la culture DJ mondiale, via les sound systems de la rue. Il est donc raisonnable de penser que, à l’instar des Hush Tours(US in Hip Hop) à New York avec la visite des lieux sacrés du rap, il existe à Kingston des balades guidées sur les traces du reggae. Que nenni : la capitale jamaïquaine, gangrenée par la violence depuis des décennies, est victime de sa réputation. Dommage, car cette fascinante ville balafrée, située au sud-est de la Jamaïque, respire toujours la musique et la vapeur des mélodies s’échappe du moindre bar pendant que les CD men vendent dans les rues les mix qu’ils jouent sur des enceintes roulantes. La solution : concocter son propre itinéraire pour sonder la mémoire musicale de la concrete jungle («jungle de béton») de Marley.
Pour les fans de Marley
Monopolisant tous les guides, tiroir-caisse en fusion, le Bob Marley Museum laisse une drôle d'impression : de la console de mixage à ses sandalettes, tout est si ripoliné dans l'ancienne maison de la star que l'on se croirait dans le Giverny du reggae. Crochet tout de même par Tuff Gong, le studio toujours actif fondé par Marley - où le chanteur culte de Nah Follow Them, Ricky Chaplin, bricole des visites - avant de se diriger vers le quartier de Trenchtown, dans le sud de la ville. Petit bloc d'habitats communautaires où Marley débarque adolescent et y rencontre les autres Wailers, ce culture yard est un lieu capital dans l'histoire de la musique jamaïquaine. Conscients de cet héritage, ses habitants y ont improvisé un émouvant minimusée retraçant l'épopée de cet idéal urbanistique des années 30, devenu un étouffant ghetto.
Pour finir ce mini «Marley Tour», cap sur Brentford Road, à quelques pâtés de maison de là, à l’est, rebaptisée Studio One Boulevard en 2004. Ici siège toujours Studio One, la «Motown jamaïquaine», où Bob Marley and The Wailers ont enregistré leur album fondateur, The Wailing Wailers, en 1966. Passé le portail, le fils du producteur Coxsone Dodd (1932-2004) vous autorisera, selon l’humeur du jour, à lui acheter quelques-uns des 45-tours stockés à l’étage. Allez jeter un œil furtif dans la mythique salle d’enregistrement, décorée de fresques peintes, où trône encore l’orgue Hammond de Jackie Mittoo.
Pour approfondir ses connaissances
Tenu à bout de bras par Herbie Miller, ancien manager de feu Peter Tosh, le seul musée officiel de la musique, le Jamaica Music Museum, occupe un minuscule bâtiment dans le dédale de l'Institute of Jamaica. Sur ses cimaises rouges, les pièces que Miller réussit à soutirer aux familles de musiciens - une batterie des Skatalites par ci, un clavier d'Augustus Pablo par là, les hallucinantes guitares artisanales du pionnier Hedley Jones. Mais la méfiance face à l'institution reste loi pour les acteurs de cette rebel music, qui font souvent cavalier seul.
C'est le cas de la famille de Peter Tosh. Sous les arcades d'une agence de mannequinat, trois pièces exiguës rassemblent les objets qui ont fait la réputation radicalo-excentrique du chanteur : sa guitare en forme de fusil-mitrailleur M16, ses manuscrits et son… monocycle, dont le chanteur de Legalize It était un authentique crack.
Pour se repentir de cette ode à la ganja, rien de tel que l’Alpha Boys School, école pour orphelins tenue par les Sœurs de la miséricorde. Dans ces petits bâtiments coloniaux ont été formés à la musique les as du ghetto avant qu’ils ne creusent leur propre sillon sur vinyle : les membres des Skatalites, d’Israel Vibration, Leroy Smart, Yellowman…
Malgré le décès de sa directrice mélomane Sister Ignatius en 2003, le programme musical continue sous la houlette du légendaire Sparrow Martin. Pour le financer, Alpha Boys School a créé une webradio et un atelier de sérigraphie. La boutique de souvenirs kingstoniens idéale.
Pour acheter des vinyles
En plein downtown Kingston, Orange Street était autrefois surnommée Music Street, tant les disquaires y pullulaient. Aujourd’hui, Coxsone’s Muzik City est une menuiserie, Prince Buster’s Record Shack est fermé. Mais tout n’est pas perdu : l’architecturalement fascinant Techniques, du producteur Winston Riley, vient d’être repris par un fan japonais. Et puis, il y a Rockers International Records, ancienne boutique du musicien Augustus Pablo. Derrière sa grille à moitié baissée, Mitchie dépoussière des piles de 45-tours qu’il joue sur un mini sound system, pour le plaisir des clients ou de chanteurs venus tuer le temps. Tout en bas d’Orange Street, le plus connu des disquaires, Randy’s, est devenu un supermarché. Enfin, pas tout à fait : au premier étage, le grand Carl a pris la succession et vend ses galettes au milieu d’un maelström de matos vintage et d’instruments.
Pour en voir plus
Pour les pèlerins reggae obstinés, se contenter d'un selfie express à Maxfield Avenue (anciennement Channel One) ou Dromilly Avenue (ex-King Tubby), tant ces deux anciens studios sont situés dans des zones peu propices au tourisme béat. Ceux qui sont encore actifs restent généralement plus accueillants - tous les taxis savent aller à King Jammy's ou Youth Promotion, lieu de vie monté par le chanteur Sugar Minott et décoré des galeries de portraits par le street artist Danny Coxson. Contre un don, il est possible d'y prendre quelques photos et d'y voir défiler des chanteurs de légende - du géant Eek-A-Mouse à King Everald, râlant de ne pas encore avoir été portraituré par Coxson.
En trouvant la bonne clé, certains chanceux pourront ajouter deux lieux secrets à leur tableau de chasse : la maison Facteur Cheval Tropical quasi-abandonnée du Salvador Dalí du dub, Lee Perry, que fait visiter son frère aux happy few moyennant une flasque achetée chez le voisin, mais aussi, dans un genre plus méticuleux, celle du crooner roots Ken Boothe, qui a transformé sa villa en mini-musée de sa prolifique carrière.